Automne 2019. « Quand tu entres dans quelque chose et que tu aimes ça, obligé tu vas faire quelque chose de ta vie »

« J’habitais enfant un village. Le grand problème pour moi-même et ma famille est qu’on n’a pas beaucoup de moyens. Aujourd’hui j’ai 27 ans.

Je voulais absolument aller à l’école, mais là-bas mes parents ne m’ont jamais inscrit à l’école, sauf cours d’arabe, mais je n’aime pas trop ça. Je voulais aller à l’école. J’ai fait la seule chose possible, aller aux cours d’arabe tous les jours, sauf mercredi et jeudi. Enfant, quand il n’y a pas cours d’arabe, on va aux champs, et même quand il y a cours d’arabe, on va aux champs. Si tu ne vas pas au cours d’arabe, ce n’est pas important pour les parents. Surtout apprendre français ce n’est pas du tout important, mais par contre tu dois aller travailler aux champs, sinon on dit que tu es un feignant.

Je voulais tellement aller à l’école que j’ai finalement réussi à apprendre le français sans aller à l’école. C’est un ami à moi, sénégalais, qui travaillait dans un magasin dans mon village, c’est lui qui m’a  appris ce que je connais. Quand tu sors du cours d’arabe, tu vas directement au champ, tu n’as pas de temps pour toi. Mais même si j’ai cinq minutes je vais m’asseoir à côté de lui pour apprendre le français car j’aime trop. C’est lui qui m’a appris à lire le français et à parler le français. Je suis le seul au village à savoir parler un peu, à part les étrangers comme cet ami sénégalais. Même mon père qui a fait toute sa vie adulte ici, qui a travaillé en France comme ouvrier pendant plusieurs décennies jusqu’à sa retraite, il n’a jamais fait de cours du soir, il ne parle pas français : il se débrouille, mais pas comme moi-même.

J’aime beaucoup étudier, je n’aime pas rester à la maison. Je n’aime pas le zigzag, j’aime travailler sérieusement même si c’est un travail pour moi-même : même si ce n’est pas un travail où je gagne de l’argent, je fais comme si c’est mon travail. C’est comme ça que j’ai appris le français, car chez nous ce n’est pas à l’école que tu apprends à lire. Même certains, qui vont à l’école, ils n’arrivent pas à lire une phrase après. J’aurais préféré aller à l’école que cours d’arabe, car j’aime trop : quand tu entres dans quelque chose et que tu aimes ça, obligé tu vas faire quelque chose de ta vie.

Je voulais aussi apprendre un métier. J’ai un permis poids-léger (= permis B) pour conduire les voitures. Au pays, ce n’est pas facile d’apprendre un métier parce que chez nous il y a des gens qui apprennent un métier bien, mais pas dans mon village. Là-bas, même s’il y a un mécanicien et un électricien, ils ne sont pas nés dans notre village, ce sont des étrangers. J’ai appris la mécanique en m’asseyant à côté du mécanicien. Pour apprendre quelque chose au pays, il faut s’asseoir à côté de quelqu’un, il n’y a pas d’école pour ça. Mais ça ne suffit pas pour en faire un vrai métier.

J’ai finalement quitté mon village à 20 ans pour aller vivre à la capitale. Pas seulement à cause de l’école, mais je voulais apprendre un métier, je voulais travailler tout le temps. Le travail du village aux champs, ce n’est pas un travail. Nous, on travaille mais on ne nous paie pas, même quand on grandit, même quand on devient adulte. On travaille de 6 heures jusqu’à 13 heures ou 14 heures, parfois même jusqu’à 17 heures, ça dépend de la saison, car quand il y a la saison des arachides par exemple, on part à 6 ou 7 heures du matin et on revient à 18 heures. Il y a beaucoup de saisons où il y a beaucoup de travail. Tout le temps il y a du travail et chaque année il y a du travail, toujours le même.

Outre le travail aux champs, il faut s’occuper par exemple des maisons. On ne construit pas en ciment là-bas, on construit en terre : à chaque fois que se termine la saison des pluies, il faut renouveler la maison, sinon elle ne va pas durer longtemps et elle va tomber. Les champs sont ceux de ma famille, certains appartiennent à mon père. On n’a jamais d’argent pour acheter quelque chose, on mange toute l’année ce qu’on a cultivé au champ. Les années où on a beaucoup de récoltes, on peut vendre un peu et avoir de l’argent pour acheter à manger ou du sel.

Donc j’ai quitté mon village il y a longtemps, j’ai grandi dans la capitale. J’ai été aussi accompagner ma mère malade à l’étranger, pour qu’elle puisse se soigner. Je n’avais pas de métier. Chez nous on ne peut pas dire ‘je fais un seul travail’. Quand il y a saison de ça, on fait ça, quand il y a saison de construire la maison, on construit la maison, etc. Le travail marche toujours par saisons.

A la capitale, j’ai eu plus de temps pour faire des cours de français. Non pas pour aller à l’école normale, mais c’est moi-même qui aime apprendre le français. J’avais du temps pour apprendre le français avec ceux qui le connaissent, j’avais par exemple un ami bambara qui ne parlait que français. C’est pour ça que je préférais vivre à la capitale qu’au village, où personne né là-bas ne connaissait la langue. Même en Algérie on parle en français, ils ne parlent pas français, mais ils se débrouillent comme nous et on se débrouille ensemble comme ça.

Finalement j’ai quitté mon pays : je suis allé en Algérie, j’ai fait un an là-bas, après en Libye je n’ai pas duré là-bas, juste dix ou quinze jours, et après l’Italie où je suis resté un mois et un jour. Je n’ai pas dit au revoir car je n’aime pas là-bas. C’est ce que j’ai dit à l’OFPRA : je n’aime pas le Maroc ni la Libye ni l’Italie, j’aime la France c’est pour ça que j’ai traversé tout ça pour venir ici.

Je crains de devoir repartir à zéro si je rentre au pays, de ne pas pouvoir vivre là-bas dignement et d’être rejeté par ma famille car mon père et les autres attendent beaucoup de ma présence en France. La vie sera encore plus difficile, si je rentre là-bas, que lorsque j’en suis parti. Ou bien je vis avec ma famille, je travaille beaucoup mais je ne suis pas payé, ma vie est sans horizon car je devrai renoncer et à étudier et à apprendre un vrai métier. Ou bien je travaille et suis payé, mais de toute façon je ne peux pas apprendre un vrai métier, je ne peux même pas subvenir à mes besoins correctement et, n’étant plus dans ma famille, je n’ai plus de protection contre les difficultés du travail saisonnier et de la vie.

La jeunesse ne peut pas vivre dignement dans les conditions actuelles de la vie au pays où elle n’a raisonnablement accès ni à l’éducation scolaire ni à l’apprentissage d’un métier permettant de construire une vraie vie. La jeunesse ne peut pas vivre dignement de son travail au pays, il n’y a pas d’avenir là-bas pour l’instant pour nous.