Automne 2019. « Travailler pour quelqu’un lorsqu’on n’a aucun droit garanti, comment peut-on considérer ça comme une vie ? »

« J’ai grandi dans un petit village. J’ai actuellement 26 ans. Depuis que j’ai 7 ans, mon père est décédé, c’est ma mère qui m’a fait grandir. Ma mère travaillait pour un monsieur ; comme ma mère travaillait pour lui, j’étais avec elle, donc j’ai grandi chez ce monsieur. Je suis le dernier enfant de ma mère, j’ai trois grandes sœurs, je suis le seul garçon.

Je n’ai pas été à l’école, j’étais berger, je devais m’occuper des ânes du monsieur. Il ne me payait pas, je ne recevais aucun argent, mais si j’avais besoin de quelque chose comme des vêtements, il me les achetait. J’étais toujours avec ma mère et je ne connaissais pas le monde extérieur, la capitale, etc. J’ai commencé à traîner avec des garçons de mon âge qui m’ont fait ouvrir les yeux sur certaines choses : j’ai vu que mes amis étaient allés à l’école et que financièrement ils s’en sortaient, ça m’a fait réfléchir ; j’ai compris que ce n’est pas en restant chez ce monsieur que ça me ferait avancer et mes amis m’ont dit que si je reste avec ce monsieur à travailler pour lui, je resterais son esclave ; ils m’ont dit que la seule solution pour s’en sortir, ce serait de travailler pour moi-même.

Quand j’étais en train de faire le berger, j’ai fait la connaissance de peulhs, j’ai sympathisé avec eux, ils m’ont donné une brebis qui a eu un petit. Elle a accouché d’un mâle, un agneau, quand celui-ci est devenu grand, je l’ai vendu. Dès que j’ai vendu le mouton, j’ai donné les sous à un ami à moi. Donc c’est grâce à la bête que j’ai eu de l’argent et quand je l’ai vendue, mon ami m’a dit que j’avais assez d’argent maintenant pour aller à la capitale.

Je suis allé à la capitale. Là-bas, des amis de cet ami qui vivaient à la capitale m’ont aidé à trouver du travail. Je travaillais pour un Arabe. Je vivais chez lui. Je travaillais comme homme de ménage, je lavais le sol, la poussière, ainsi que les vêtements et je lui faisais le thé. Il me payait selon son humeur. Quand il était de bonne humeur il me payait bien, mais quand il était mécontent il me payait très peu. J’envoyais de l’argent à ma mère. C’est moi qui suis parti de chez l’Arabe. J’ai ouvert les yeux sur le fait que mon patron me paye ce qu’il veut et que ce n’est pas normal.

De plus, je voulais faire des études, c’est ça que je voulais faire en priorité, parce que c’est le seul moyen d’apprendre un vrai métier pour être indépendant après. J’ai commencé à économiser de l’argent dans l’objectif d’aller en France, car je pensais que c’était le seul endroit où je pourrais étudier. Je suis resté un an chez l’arabe. En tout, à la capitale, je suis resté du mois de mars jusqu’à mon départ le 10 octobre suivant. Je n’avais finalement pas assez d’argent pour venir en France, je n’avais pas assez pour passer, mais celui qui faisait entrer dans le bateau a eu pitié et m’a laissé prendre le bateau.

J’ai pris le bateau du Maroc à l’Espagne : je n’avais plus d’argent du tout. Des gens de mon village ont créé une association en Espagne. Tous ceux qui arrivent et qui n’ont rien : ils leur donnent un peu d’argent pour se débrouiller. C’est grâce à leur argent que j’ai pu venir en France.

Je suis donc venu demander l’asile en France pour deux raisons fondamentales : la première, c’est qu’au pays je n’avais aucune chance de pouvoir étudier. Même en travaillant un peu, cela ne permet pas d’étudier. La première fois que j’ai étudié, c’était en France ; au pays je n’ai même jamais vu mon prénom écrit. La deuxième raison, c’est que les conditions de travail là-bas sont parfaitement indignes. Que l’on appelle ça de l’esclavage ou autrement, travailler pour quelqu’un qui ne vous paye pas un salaire, ou qui paye selon son humeur, sans salaire fixe, ce n’est pas normal. Il n’y a aucun avenir pour les jeunes gens qui, comme moi, ayant dû travailler dès leur plus jeune âge, n’ont pas eu accès à l’instruction. La jeunesse ne peut pas construire une vie digne dans ces conditions, car nous sommes voués à une discrimination qui fait de nous des travailleurs sans droits.

La seule solution pour construire une vie digne est de travailler pour soi-même, car travailler pour quelqu’un lorsqu’on n’a aucun droit garanti, comment peut-on considérer ça comme une vie, comment peut-on assurer la vie de sa mère, et après de sa femme et de ses enfants ? Mais comment travailler pour soi-même quand on n’a pas fait d’études, et donc qu’on ne peut pas non plus apprendre un vrai métier qui seul nous permettrait d’être indépendant ? »