Hiver 19-20. « Mon père a refusé d’être féticheur et s’est converti à l’islam. »

« Je suis né dans une famille où mon père avait deux frères plus âgés que lui. Il m’a raconté que dans sa jeunesse, il a choisi de se convertir à la religion musulmane, alors qu’il venait d’une famille de féticheurs. Ses deux frères ne sont pas musulmans, ils suivent la coutume, ils sont féticheurs. Ils ont décidé de dire à mon père ce qu’il doit suivre. Mon père n’a pas aimé ça, il leur a répondu que chacun est libre de choisir et que lui a décidé d’être musulman. Ses grands-frères lui ont dit qu’il est le petit frère, que c’est eux qui lui ont donné l’éducation et qu’il doit donc les suivre, suivre la trace de ses ancêtres.  Mais mon père n’a pas voulu. Il s’est marié avec ma mère.

Après son mariage ses frères lui ont dit qu’il devait changer sinon ils ne le laisseraient pas faire des enfants. Lui n’a pas accepté. Avant ma naissance, il a eu trois enfants. Tous les trois enfants ses frères les ont tués, ils lui disaient ‘soit tu nous suis, soit on tue tes enfants’. C’est moi le quatrième enfant, et à ma naissance ma mère a perdu la vie. Après ma naissance, ses frères ont dit à mon père ‘on ne peut pas te laisser avoir un héritier qui va te suivre et ne pas suivre nos coutumes’.

Donc mon père a essayé de m’élever, il avait un grand champ de « anakat ». Ce sont des arbres qui font des fruits à l’intérieur desquels il y a des grains. Ce sont ces grains qu’on revend cher pour être semés. C’est comme le cacao, mais c’est différent du cacao un peu. Mon père avait la peur quand j’ai commencé à grandir. Il a dit : ‘on travaille ensemble aux champs avec mes grands frères, au village les féticheurs sont les chefs de coutume, donc tout passe par eux, c’est eux qui ont tout le pouvoir’.

Une année, mon père est parti à la Mecque, avant son retour ses deux grands frères ont demandé à leurs enfants de m’attraper. Ils m’ont demandé de faire la cérémonie pour devenir féticheur. J’ai répondu ‘non, ce n’est pas ce que mon père m’a conseillé, il m’a dit que je suis encore très jeune et je me déciderai quand je serai plus grand’. Ils m’ont enchaîné pendant une semaine entière et ils m’ont piqué avec un morceau de bois au niveau du genou. La piqûre de bois est pour eux un rituel pour convaincre quelqu’un de suivre leur coutume. Quand ils piquent avec le bois, un morceau reste dans la chair et ils le laissent pendant une semaine. J’étais enchaîné dans la maison sacrée de leur forêt, un bois sacré réservé à leur culture où personne ne peut entrer sauf eux. Le lundi, le mercredi et le dimanche, ils m’envoient de la nourriture. Le morceau de bois est resté dans mon genou, ce qui fait que ma jambe a gonflé, il y a toujours la cicatrice. Deux jours avant l’arrivée de mon père, ils sont venus me libérer, ils m’ont emmené chez le grand féticheur et m’ont gardé là-bas. Le grand féticheur m’a dit que si je raconte ce qui s’est passé à mon père, ils vont me tuer immédiatement. Quand mon père est arrivé, il a fait deux jours trois jours, il ne m’a pas vu, il a demandé après moi. On lui a dit que ‘non, on m’a vu grimper à un arbre et que j’ai disparu’. Mon père a dit : ‘non, je le connais ce n’est pas possible, où est-il ?’. Quand il m’a retrouvé, il a vu ma jambe enflée du haut jusqu’en bas, il m’a emmené à l’hôpital. Le médecin a essayé de vérifier qu’il n’y avait pas de morceau de bois resté coincé dans ma jambe, il m’a cousu en trois points différents de la jambe et je n’ai pas marché pendant deux mois. Mon père m’a dit de rester tranquille, car lui est le petit frère, ce sont ses grands-frères qui ont le pouvoir, mon père me conseille d’être toujours calme, ça ira mieux un jour.

Mon père m’a donné une fille en mariage. Après le mariage j’ai eu un fils puis une fille avec ma femme, et mon père a donné à notre fille le nom de ma maman morte à ma naissance. Je suis resté comme ça avec ma femme pendant 5 ans. Cette année-là, les vieux ont dit à mon père que le moment est venu pour moi d’entrer dans le bois sacré. Mon père a refusé, alors ils ont menacé de l’enlever en disant que comme cela, ils auront accès à moi. Mon père m’a dit ‘fais ton choix, tu peux partir’. J’ai décidé de rester avec lui.

Un jour, mon père est rentré à la maison, du sang sortait de son nez, de sa bouche et de ses oreilles, de partout. Il me conseille d’être beaucoup fort et de trouver un endroit où vivre et de faire l’effort de ne pas oublier ma petite famille. Il m’a tendu la main, je l’ai embrassé, je suis resté avec lui et il a perdu la vie.

Deux jours plus tard, le plus vieux des frères de mon père m’a appelé et m’a dit : ‘tu n’as aucun droit sur l’héritage de ton père ; son champ, ses habits, ses papiers et même sa carte d’identité, tout est à moi car c’était mon petit frère’. Il m’a dit aussi : ‘on ne peut pas avoir un musulman ici, si quelqu’un prie chez nous c’est comme si on n’est pas des féticheurs pieux, c’est comme si on n’est pas des féticheurs à cent pour cent ; tu dois venir au bois sacré’. Comme j’ai refusé, il a coupé la nourriture à mes enfants.

Maintenant que mon père est mort, il a directement accès à moi. Le plus vieux a dit qu’il allait partir bientôt pour un grand bois sacré où vivent les chefs des féticheurs et où personne ne peut rentrer si ce n’est pas eux.

Le lendemain matin, on est allés travailler au champ. Vers 10 heures, le vieux m’a appelé de venir le voir. Il m’a fait asseoir et a appelé ses fils et les fils du plus vieux. Il m’a dit que “aujourd’hui tu dois décider d’entrer dans le bois sacré, sinon mes fils vont te frapper et si tu refuses, on va appeler le vieux et il va faire son travail”. J’ai dit non. Ses fils m’ont frappé de 10 heures jusqu’à midi, ils m’ont cassé la main droite. A 14 heures, le vieux m’a demandé ce que j’avais décidé, j’ai dit que je refuse d’entrer dans le bois sacré. A ce moment il a appelé le vieux et lui a dit que je refuse, qu’il a tout essayé, me frapper et m’a même cassé la main, je n’ai pas accepté. Le soir, on est rentrés au village, à 20 heures d’un coup je suis tombé, ma femme m’a fait relever : je saignais de la bouche, du nez et des oreilles. Une vieille femme est venue immédiatement, car elle connaît bien la famille. Elle a mis un médicament dans l’eau et me l’a fait boire. Vers 23 heures, le sang a commencé à s’arrêter de couler. La vieille m’a pris pour aller chez elle à la maison. Elle m’a dit : “ce que je peux te dire c’est que tu es né dans une famille très dangereuse. Tu as eu trois frères avant toi, ils sont tous morts vers l’âge de un an. Le vieux a éliminé ton père et est prêt à te tuer. Je suis trop vieille pour te défendre. Ce que je peux te conseiller c’est de partir avec ta petite famille. Ces gens sont très puissants. Ils tuent les gens qu’ils veulent et font de la sorcellerie partout. S’ils veulent ils peuvent renverser un camion ou tuer même quelqu’un de riche. A partir de demain, dès que tu vois que tu te sens mieux, quitte le village.” Elle m’a donné un petit bout de médicament que j’ai mis dans l’eau le matin, j’ai passé la nuit chez moi. A cinq heures du matin ma femme m’a dit qu’elle va partir avec moi, parce que de toutes façons elle ne peut plus nourrir les enfants. Le matin, je lui ai donné le peu d’argent que j’avais et je lui ai dit d’aller chez sa mère. Elle est partie en moto avec les enfants, sur une moto à trois roues, conduite par un ami d’un autre village.

Le soir j’étais toujours au village, ma main cassée enflée. A 18 heures, je suis sorti, j’ai trouvé un camion pour quitter le pays. Le conducteur a accepté de m’emmener, même si je n’ai pas d’argent, après que je lui ai raconté pourquoi je voulais partir. C’était un gros camion qui change de bagages dans beaucoup de villages, on a mis trois jours pour aller jusqu’à la frontière. Le conducteur m’a donné 12.000 francs CFA et m’a dit “débrouille-toi avec ça, tu vas partir”. C’est comme ça que j’ai quitté mon pays.

J’ai trouvé un gros camion qui partait pour Kidal, je suis allé là-bas. Là-bas, j’ai passé un mois, je dormais à la gare routière : quand les gens voient ma main ils me donnent à manger. Un camion m’a conduit vers la frontière, mais il me laisse en cours de route, pour que je rentre en Algérie à pied. Je suis resté là, j’ai travaillé un peu. En Algérie, s’ils te prennent, ils te tapent et te renvoient au pays. Je me suis débrouillé, ils ne m’ont pas attrapé, je suis rentré au Maroc. J’ai été jusqu’à la frontière et j’ai traversé la mer pour entrer en Espagne. Et de là en France.