Hiver 19-20. « Quand j’avais vingt ans, un homme a dit à mon père devant moi : Tu te tais parce que tu es un esclave. »

« Là où je suis né, j’ai vécu avec mes parents qui cultivent le mil sur trois parcelles que mon père a héritées de mon grand-père. Mon père a une seule épouse et je suis fils unique, sans frères ni sœurs, ce qui est rare dans un pays comme le nôtre.

J’ai commencé l’école mais j’ai dû arrêter au bout de 6 années parce que mon père ne pouvait pas payer : il est vieux maintenant, il ne cultive plus, seule ma mère cultive encore – le mil, le maïs, l’arachide, le gombo -, mais pour d’autres gens, qui la paient un peu. Le jour elle cultive pour eux, et le soir pour nous.

Je suis sorti du pays pour aller d’abord en Mauritanie, où j’ai travaillé comme pêcheur. Cela m’a servi ensuite parce que j’ai appris qu’au Maroc on cherche des pilotes de pirogues pour faire la traversée entre le Maroc et l’Espagne. J’ai fait des économies avec mon travail de pêcheur et je suis parti jusqu’au Maroc. De là, j’ai conduit un bateau jusqu’en Espagne et puis je suis entré en France.

GAMBANA, cela veut dire EGALITE en soninké. Beaucoup de jeunes participent maintenant à cette association. GAMBANA a été créée au départ en 2013, à l’initiative d’un Mauritanien qui vit aux Etats-Unis. Il a pris le modèle de la Mauritanie. Il nous a expliqué que chez nous aussi, il y a des familles nobles et des familles esclaves. J’ai entendu parler de ça d’abord à la radio, avec un ami qui possédait un poste.

Chez nous, il y a eu une grande assemblée où on a dit : « Celui qui est le plus âgé peut être chef de village ; celui qui a étudié à l’école coranique peut être imam ; et tous les élèves doivent pouvoir étudier jusqu’à la 7ème et 8ème années ». Mais au village seul un CAMARA peut être chef de village, seul un CISSÉ peut être à la mosquée, et les fils des familles d’esclaves doivent arrêter leurs études à la fin de la 6ème année.

Nous, on ne vit pas loin de la Mauritanie, on se connaît bien avec les villages de l’autre côté de la frontière. On discute par Whats’app. On se réunit, on parle de nos idées, comment expliquer à nos parents, à nos frères et soeurs, ce que ça veut dire GAMBANA. Par exemple nos sœurs travaillent pour les femmes des familles nobles, elles font le crépi des murs qu’il faut entretenir chaque mois ; c’est un travail pas payé, en échange on leur donne… un savon. Nous on leur dit que c’est mieux de travailler pour nous-mêmes : elles peuvent faire un jardin avec des légumes, pour se nourrir, ou du petit commerce.

C’est un ami qui était en Gambie qui a créé le GAMBANA de notre village à partir du contact qu’on avait avec un homme qui avait créé un GAMBANA en France où il est résident. Quand j’ai quitté au pays, il y avait 102 personnes membres de l’association dans notre village, mais tous les jours il y a des nouvelles personnes qui adhèrent, surtout dans la jeunesse, peut-être qu’on est 200 maintenant… On cotise et on donne l’argent aux anciens. La cotisation nous permet de payer les frais, par exemple s’il faut se déplacer pour soutenir un GAMBANA convoqué devant la justice.

Moi j’ai été chargé de l’information, avec mon cousin. Mon cousin a beaucoup d’activités et il circule partout en tant que commerçant. S’il entend quelque chose, il m’informe et nous portons l’information dans le village. Si une information concernant les GAMBANA vient d’ailleurs, c’est nous qui sommes chargés d’en informer tous les membres de l’association dans notre village. Par exemple, quand j’étais déjà en France, on a entendu que si quelqu’un d’une famille d’esclaves décède dans notre village, l’imam CISSÉ (qui fait partie d’une famille de nobles) a dit qu’il ne prierait pas sur le corps – ce qui est une offense pour nos morts.

Dans ma famille, ma mère me soutient, mais mon père n’est pas d’accord pour que je participe à GAMBANA. Les parents ne voient pas les choses comme nous, ils veulent rester dans la même situation, que rien ne change. Eux aussi, ils sont partis à l’aventure avant nous, mais au pays ils n’ont rien changé.  Quand j’avais 20 ans, un homme a dit à mon père devant moi : « Tu te tais parce que tu es un esclave », c’était dans une réunion de tout le village, et mon père s’est tu. J’étais là, cela m’a fait très mal.

Une bagarre a eu lieu dans mon village. Une première fois, on était déjà allés voir le chef de village en lui disant qu’on n’accepte plus la différence entre les nobles et les esclaves. On lui a dit que c’est une pratique d’un autre temps. Aujourd’hui, chacun doit pouvoir vivre en étant autonome, sans être aux crochets de quelqu’un. Le chef du village nous a répondu : « Si vous n’êtes plus des esclaves, alors rendez vos terres sur lesquelles vous cultivez ». Il parle comme si nos terres lui appartiennent et que nous ne possédons rien nous-mêmes.

Cela nous a fait mal, parce que ça prouve qu’on nous considère comme au bas de l’échelle sociale. D’ailleurs, quelqu’un qui fait partie d’une famille d’esclaves, même s’il est le plus âgé dans le village, ne peut pas devenir chef de village. S’il veut épouser une fille d’une famille de nobles, on lui refuse aussi. C’est pour ça qu’on a créé un GAMBANA dans le village.

La deuxième fois qu’on est allés voir le chef de village, il nous a dit : « Vous êtes des étrangers, toutes les terres ici sont à nous ». Cela nous a fait mal, c’est à cause de cette parole que la bagarre a éclaté. C’était derrière le village, près de la mare d’eau. On était venus avec des fouets. Les nobles étaient plus nombreux que nous. Tout le monde tapait sur tout le monde. Je regrette d’avoir blessé quelqu’un.

Peu de temps après la bagarre, trois jours après, les autorités sont venues dans le village et ont relevé les noms de famille de tous ceux qui ont participé. Des jeunes ont été arrêtés, il y en a qui ont eu de la prison, d’autres des amendes. Moi, je sais que j’ai blessé quelqu’un au visage avec un fouet, je ne sais pas qui, parce que c’était la nuit, mais j’ai eu peur d’être arrêté et condamné. De toutes façons, tous ceux qui ont participé sont recherchés, encore maintenant. Moi, quand j’ai entendu que les autorités arrivaient (ils arrivent dans des camions), je me suis enfui et je me suis caché en brousse.

Je suis parti dix jours après la bagarre, sur le conseil de mon père. Je suis enfant unique, je n’ai ni frère ni sœur pour m’aider si je suis emprisonné, ou qu’on me donne une amende. Ma mère me soutient seule et ne peut pas payer l’amende. Si je rentre à la prison et si personne ne peut payer l’amende pour moi, ils vont me garder, sauf si j’abandonne GAMBANA. Si j’abandonne GAMBANA, les nobles vont payer mon amende, sinon je reste en prison. Et celui qui ne paie pas l’amende dans un délai d’un mois, on le remet en prison. Je vais rester toute ma vie en prison, sauf si je regrette GAMBANA.

Celui qui a commencé le GAMBANA dans notre village, est actuellement en prison à la capitale, ils ont dit que c’est lui qui a lancé la bagarre, ils lui ont mis aussi une amende de 500.000 Francs CFA (environ 760 euros). L’association ne peut pas payer l’amende pour lui : on a commencé les cotisations il y a seulement quelques mois.

Alors on a écrit au chef de village pour lui dire : « Est-ce qu’on est esclaves par la guerre, comme prisonniers ? Ou est-ce qu’on est esclaves parce qu’on nous a achetés ? Et comment on doit faire pour finir avec cette situation ? ». Le chef de village a écrit à la police et celui qui avait écrit cette lettre a été arrêté à l’aéroport de la capitale et renvoyé en France

Maintenant la situation au pays n’est pas que GAMBANA est interdit, mais c’est impossible que ça existe au village. Tous ceux qui font partie de l’association sont partis à l’étranger, il doit rester seulement 4 ou 5 personnes de l’association au village.

Dans mon pays, je ne peux pas continuer à appartenir librement à GAMBANA, je suis privé de ce fait de mes libertés fondamentales et personnelles d’association, de réunion et d’expression politiques.  C’est pourquoi je suis parti. »

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A l’appui de ce récit, voici des extraits d’un témoignage qui a été publié le 13 mai 2019 sur TV5 MONDE, dans un reportage de KAOUROU MAGASSA :

« L’esclavage est très répandu dans les zones sahéliennes. Contrairement à la Mauritanie, au Tchad, au Niger ou au nord du Mali, ce n’est pas un groupe ethnique qui en asservit un autre dans la région de Kayes et dans le reste du sud du Mali. C’est un esclavagisme par ascendance, lié à l’hérédité, qui s'apparente à un système de castes. Dans la région de Kayes, des communautés entières sont victimes de violations de leurs droits. Depuis près d’un an, des « esclaves » ont décidé de s’élever contre l’ordre établi. Victimes d’agressions physiques, de tortures ou de confiscations de biens, ils mènent une campagne de dénonciation auprès des Autorités. »

[…] « La société malienne est castée. Il existe trois principaux groupes :

-   Les « horons », les nobles majoritairement issus des familles de chefferie, ou de cultivateurs.
-   Les « nyamakalas », qui regroupent les familles de griots, de forgerons, c’est leur nom de famille ou leur fonction sociale qui les définit.
-   Les « djons », les esclaves, ils sont encore aujourd’hui dans certains villages au service du premier groupe social. Ils sont réduits au rang de citoyens inférieurs. »

« […] Nous menons nos campagnes de sensibilisation par téléphone pour que les gens comprennent ce qui se passe. Ils nous refusent le fait d’avoir des délégations qui puissent se rendre dans les villages, rencontrer les maires pour travailler ensemble afin qu’il n’y ait pas de violences. Mais comme ça avec le téléphone, toute personne peut entendre le message sans que l’on se déplace. Je vais continuer parce que si je ne le fais pas, cela montrera que notre lutte a été vaine. Je vais continuer jusqu’au bout. Je ne sais pas si l’esclavage se terminera de mon vivant. Cela peut prendre beaucoup de temps si le gouvernement ne prend pas les mesures adéquates » raconte Hamé Coulibaly, membre de l’association Gambana.
De Bamako à Kayes et de Kayes à Kidal, plus de 800 000 Maliens vivent toujours dans une forme d’asservissement. »