Hiver 2019.  « Je n’avais pas pensé qu’un jour je me retrouverais en France. »

« Quand mon père est décédé je devais avoir 15 ans. Depuis l’âge de 10 ans je travaillais avec lui sur nos terres. Après sa mort, je vis seul avec ma mère. Je suis le seul enfant vivant, et je suis célibataire. Nous cultivions le maïs et le mil. Nous habitions dans un village où il y a une majorité de peulhs : ce sont des éleveurs, avec des troupeaux. Sur 50 familles, il y a seulement 3 familles soninké. Quand il y a la sécheresse, les peulhs se déplacent, mais ils reviennent ensuite au village, c’est leur base. Il y a d’autres villages où c’est comme ça…

Quand mon père était encore vivant, il y avait déjà eu des problèmes avec les peulhs. Un jour, six peulhs sont venus avec leurs vaches dans notre champ et les animaux ont tout mangé. Ma mère et moi, nous sommes dans le champ. Les peulhs ont des fusils. Ils me séparent de ma mère. Un groupe commence à partir avec elle. Je reste avec un peulh qui me surveille avec son fusil. J’essaie de le frapper avec un bâton. Il tombe. Je m’enfuis. L’autre groupe court derrière moi, ils me tirent dessus sans me toucher, leurs balles m’ont raté. Je cours pour sauver ma peau.

Après, je retourne au village pour essayer de savoir si ma mère vit ou pas. Quand des peulhs emmènent une femme, souvent c’est pour la violer et après la tuer. Quand j’arrive au village, j’entends des peulhs crier : « Le voilà ! ». Je pense qu’ils vont appeler les autres pour m’attraper et me tuer. Je m’enfuis vers la capitale de région. A pied. Il m’a fallu une semaine pour arriver. Je m’arrête dans les petits villages pour trouver à manger, les gens me donnent. Pour boire, comme c’est la saison des pluies, je trouve.

Une fois arrivé, je reste une semaine sans savoir où aller. Je demande l’aumône devant les restaurants pour trouver à manger. Puis je rencontre une personne qui cherche des gens pour travailler. Je quitte la ville dans sa camionnette, on est 3 personnes. La première nuit, on s’arrête dans une maison, il me dit qu’on est à la capitale, je ne sais pas si c’est vrai, je ne suis pas sorti de la maison. On fait une journée, une nuit, puis une deuxième journée et on arrive le soir. On n’est plus que 2 dans la camionnette, le patron et moi.

Je suis resté 6 mois avec ce patron, à travailler pour un ami à lui qui a un troupeau. Il m’envoie chercher l’herbe en brousse pour ses bêtes. On ne parle pas la même langue, lui c’est le bambara, moi le soninké. Il me paie 5000 francs CFA, environ 8 euros par mois. Au début c’est bon. Après, il veut m’envoyer 3 fois par jour chercher l’herbe. Je lui dis que je ne veux pas : il me fait sortir de sa maison et il ne me paie pas le dernier mois que j’ai travaillé pour lui. En tout, j’ai gagné même pas 50 euros avec lui.

A ce moment-là, je voudrais retourner chez moi pour connaître ce qui est arrivé à ma mère. Mais je ne connais pas le chemin du retour et je n’ai pas d’argent pour voyager. J’ai décidé d’avancer seulement devant moi, en demandant du travail pendant mon chemin.

Je me suis retrouvé à la frontière avec l’Algérie. Là, je veux acheter quelque chose avec l’argent CFA. Le commerçant change mon argent CFA en monnaie algérienne. C’est là que j’ai compris que je suis en Algérie. Je dors dans la rue, je vis avec l’argent jusqu’à ce que l’argent finisse. J’ai fini par trouver un type qui cherche quelqu’un pour ramasser du sable avec sa camionnette. Je fais quelques jours dans ce village avec ce type. Puis, on part dans un autre village. Là, je rencontre un Noir qui parle soninké : il me dit qu’on est à « Tamanra », c’est ça dont je me souviens – sans doute c’est Tamanrasset.

Là, je rencontre un autre Arabe qui me dit qu’il a du travail pour moi. On part à une quinzaine dans sa camionnette – tous des Noirs, de Gambie, je suis le seul de mon pays. Il ne nous dit pas qu’il nous emmène direct en Lybie.

Là, il nous enferme dans une chambre. Quand il a besoin de nous pour un travail, ils viennent nous chercher avec des fusils. C’est du travail forcé. Ils ne nous payent pas. Ils nous nourrissent, très peu, c’est de la mauvaise nourriture. On est restés comme ça deux ans.

Un jour, un de nous décide de casser la porte pour s’enfuir. Une fois la porte cassée, je sors avec les autres. On entend du bruit dans les rues, on va vers le bruit et on se mélange aux gens qui étaient là.  Quand j’ai demandé aux gens où on est, ils ont dit : Tripoli. Ce sont des gens qui cherchaient à aller vers l’Italie : 400 personnes qui cherchent à monter dans un seul bateau. On est montés avec eux. Sans doute, eux, ils avaient payé pour monter, mais nous on n’a rien payé, on s’est juste mélangés à eux. C’est quand on est arrivés en Italie qu’ils nous ont comptés et ont dit qu’on était 400 et quelques personnes. On a fait le voyage sur l’eau toute la nuit, jusqu’à 15 heures le lendemain : là des marins italiens nous ont trouvés.

Après, je suis resté en Italie 3 ans. Ils ont pris les empreintes. Je suis d’abord un an dans un camp. Après 3 mois où j’étais à Milan et je n’ai pas d’argent, j’ai quitté Milan pour aller travailler à Rodia.

A Rodia, j’ai rencontré la police qui demande si j’ai des papiers. Je donne tout mon dossier. La police me renvoie à Milan pour vérifier si mon papier est un bon papier. Je demande à un avocat de m’aider : l’avocat m’envoie au commissariat, le commissariat me renvoie à l’avocat.

Pendant tout ce temps je dors dans la rue, je cherche la nourriture dans les rues. A la fin je me fais voler le papier que j’avais, tout mon dossier italien.

Je décide alors de tenter ma chance en France. Je vais jusqu’à Vintimiglia, je traverse en train jusqu’à Nice, puis de Nice je vais directement à Paris.

Depuis que j’ai quitté mon pays, je suis sans aucune nouvelle de ma mère ; je ne peux appeler personne au village. Je suis très inquiet de son sort. Depuis que je suis en France, je cherche à trouver quelqu’un d’un autre village qui pourrait essayer de savoir ce qu’elle est devenue.

Je n’ai aucun moyen de faire reconnaître par l’Etat le tort que nous ont fait ces éleveurs peulhs. Personne ne peut défendre ma mère et moi dans cette situation. Les peulhs sont armés, ils font ce qu’ils veulent. Ils ont dit que si un soninké réclamait de l’argent pour ce que leurs bêtes avaient fait, ils le tueraient.

Je ne peux pas envisager de revenir vivre au village. En voulant défendre ma mère, j’ai blessé ou peut-être tué l’un d’entre eux et peut-être eux-mêmes ils ont tué ma mère. Nous ne pouvons plus vivre côte à côte. Ils ne me laisseront pas habiter ma maison ni cultiver nos champs. Je n’ai pas non plus de famille ailleurs au pays, qui pourrait m’accueillir.

Comme vous le voyez, je n’avais pas pensé qu’un jour je me retrouverais en France. C’est la vie qui m’a conduit ici et c’est ici que je dois maintenant reconstruire ma vie. »