Hiver 19-20. « Si j’avais le choix, je ne voudrais pas vivre dans un endroit sans ma famille et ma femme. »
« J’ai grandi dans un village, mon père et ma mère sont nés là-bas aussi. Mon père et ses frères sont trois personnes. Mon père est le deuxième né, il a un frère plus âgé que lui et un frère plus jeune que lui. Chacun a sa femme et ses enfants, le plus âgé dirige la famille : c’est la tradition. C’est lui qui dirige et c’est ses paroles qui sont considérées ; si quelqu’un d’autre dit quelque chose et que ce n’est pas la même chose que la personne plus âgée, alors ça ne compte pas. Mon père n’est pas l’aîné de la famille, il est au milieu et il ne peut donc pas décider de quelque chose.
En mon enfance ils m’ont fait entrer à l’école. J’ai continué mes études jusqu’à l’arrivée de la sixième année. Les fils du frère aîné de mon père sont partis voyager et travailler à l’étranger : son premier fils est parti en Angola, son deuxième fils est parti au Gabon. Ils étaient tous les deux plus âgés que moi, une fois qu’ils sont partis c’est moi le plus âgé des enfants maintenant. Le grand frère de mon père a beaucoup de vaches dans le troupeau. Le troupeau est variable, entre 70 et 90, des fois ça augmente, des fois ça descend, si une fête est proche, il va en vendre pour gagner de l’argent, et avec les naissances des petits ça augmente à nouveau le troupeau. Il achète le nécessaire avec son argent mais c’est son argent on n’y touche pas. Le temps que ses enfants sont au village, c’est eux qui conduisent le troupeau. C’est un gros travail, on ne le met pas dans un pré, il faut les conduire loin, il faut faire beaucoup, beaucoup, de kilomètres, c’est toute la journée que tu marches avec lui, de 8 heures à 18 heures environ. Chaque jour. Il n’y a pas de dimanche et il n’y a pas de vacances. On part tous les matins, on revient tous les soirs, il faut traire les vaches matin et soir, pendant l’hivernage il y a beaucoup de lait, le vieux il vend le lait et met l’argent dans sa poche, nous les petits, ce qu’on gagne, c’est ce qu’on mange en prenant nous-mêmes le lait dont on a besoin. Il n’y a aucun avantage pour nous.
Depuis que les deux fils du vieux sont partis, le vieux a exigé que je quitte l’école en sixième année pour que je conduise le troupeau. Pour me faire sortir de l’école, je n’étais pas d’accord du tout. Je n’ai pas le choix et mon père, même chose, il n’a pas le choix, c’est son grand frère qui a décidé, obligé on est derrière lui. J’ai continué comme ça à conduire le troupeau à la forêt, j’ai continué pendant presque dix ans. Depuis tout ce temps, mon père est aveugle, il ne sort plus de sa chambre. Au bout de ces années, je vois que la situation se passe très mal : j’ai été à l’école, on m’a fait sortir j’ai conduit des troupeaux non pas pour moi ni pour mon père, on ne me paye pas, la nourriture qu’on mange à la maison ce n’est pas nous qui la gagnons, on n’a pas d’argent, et chez nous, ce n’est pas comme en France, il n’y a pas de retraite pour les vieux, pas de chômage.
A ce moment c’est mon oncle maternel (le frère de ma mère, qui est le chef de sa famille) qui nous aide beaucoup, moi, mon père, ma mère et mes petits frères, il nous aide beaucoup car il a pitié de nous. Le frère aîné de mon père, lui, ne nous aidait pas beaucoup pour la nourriture et le reste. S’il n’y avait pas eu mon oncle pour nous aider, on aurait eu un gros problème puisque mon père, aveugle, ne pouvait plus travailler. Mon père ne sort plus, il est toute la journée dans sa chambre et dans le couloir, des fois quelqu’un vient le chercher pour l’emmener à la mosquée.
Alors j’ai décidé de quitter le troupeau pour chercher du travail pour moi aussi. Je sais que si je dis ça au frère de mon père il ne va pas accepter. Donc je m’enfuis pour partir à Nouakchott en Mauritanie. Je suis resté là-bas trois ans. J’ai commencé à apprendre un métier, la plomberie, ce n’est pas à l’école c’est avec quelqu’un qui fait le métier. Au bout de ces 3 ans, je suis revenu au village parce que mon père et ma mère me manquent, j’avais 22 ans, je n’avais que très peu de contacts avec mes parents car il n’y avait pas de réseau, il n’y avait qu’un téléphone fixe pour tout le village, ça ne marche pas beaucoup et seulement par rendez-vous, je ne pouvais communiquer avec mes parents que deux ou trois fois par an.
Quand je suis arrivé au village, le vieux n’a pas accepté que je rentre à la maison car je me suis enfui, il n’est pas d’accord avec ça. A ce moment, mon oncle, le frère de ma maman, qui a le même âge que celui qui nous dirige, a bien voulu négocier avec le monsieur. Il n’est pas de la même famille, il ne peut pas diriger notre famille, mais le frère aîné de mon père le respecte, donc il peut négocier. Il était vivant à ce moment, je suis allé le voir pour qu’il arrange la situation en lui disant que le monsieur n’a pas accepté que je rentre. Il m’a dit que je n’ai qu’à aller avec lui chez lui, on va négocier avec le vieux. Dès que mon oncle est là-bas, il a accepté que je rentre devant mon oncle, mais dès que mon oncle n’est plus là, il me traite de tous les noms qui ne sont pas bons pour l’humanité.
J’ai repris le troupeau à la façon d’avant, pendant l’hivernage c’est nous qui faisons la culture : mon petit frère conduit le troupeau pendant que je cultive du maïs, du mil, des arachides, des haricots avec mes autres frères. Deux ans après, je suis parti encore à Nouakchott pour continuer à apprendre mon métier parce que je n’avais pas fini ma formation. Mais mon oncle maternel qui est là-bas, qui m’aide beaucoup, qui me fait trop de bonnes choses, est tombé malade. Dès que j’ai entendu que mon oncle est gravement malade, c’est comme j’ai perdu beaucoup d’espoir, car c’est un homme qui a une grande place dans la vie pour moi, j’ai décidé d’aller le voir avant qu’il meure. Quand je suis retourné au village, mon oncle est encore vivant, mais il est très malade. Il est décédé la même année.
Avant la mort de mon oncle, je m’étais marié avec une femme du village et on a eu une fille à qui on a donné le nom de ma maman. Après le décès de mon oncle, il n’y a plus quelqu’un là-bas qui puisse intervenir et négocier avec le monsieur s’il y a un problème à la maison. Le troupeau qui était là-bas, le vieux a payé quelqu’un d’autre pour qu’il le conduise. Alors à ce moment, on est restés comme ça, chez nous. Là-bas on prépare les repas avec les fagots pour le feu. C’est moi qui vais chercher les fagots dans la forêt. C’est mon travail. Chaque jour, ou chaque deux jours, je vais en forêt pour chercher les fagots. Il faut remplir la charrette chaque fois. Tout le village a besoin de fagots, donc il faut faire au moins 20 km chaque jour : on se lève à 4 heures ou 5 heures le matin et on arrive vers 14 h ou 15 h à la maison.
A ce moment, les enfants du monsieur qui étaient partis au Gabon et en Angola sont rentrés au village, ils sont plus âgés que moi. C’est moi seul qui continue à chercher les fagots et ses enfants plus âgés que moi sont assis là-bas, ils ne travaillent pas. Un jour, je suis parti voir le vieux pour lui dire que ça, c’est insupportable. Si je suis seul, je vais faire le travail, on ne me paye pas rien, mais je le fais. Mais si on est tous là, c’est nous tous qui allons bénéficier de ça, c’est le travail de nous tous d’aller chercher les fagots. Je ne peux pas faire ça tout seul. J’ai dit que j’ai aussi un travail, qu’il faut me laisser le faire, je ne peux pas faire mon métier de plombier et gagner de l’argent si je dois aller chercher les fagots tous les jours. Il a répondu que ses enfants ont travaillé beaucoup ailleurs et que maintenant c’est eux qui payent le riz, la nourriture, eux ils sont venus en vacances le temps de retourner là-bas. J’ai répondu que, moi, je n’ai pas de vacances depuis que je suis né et que je n’accepte pas. A partir de ce moment, lui et ses enfants sont à part, et moi aussi je suis à part.
Je devais installer la plomberie dans une maison d’un autre village, j’ai trouvé du travail de trois jours là-bas, et je devais y aller. J’ai dit que je dois partir, que je gagnerai un peu d’argent. Le vieux a dit qu’il y a besoin de fagots, qu’il faut que j’aille les chercher et que là-bas ils vont chercher un autre ouvrier. Mais si c’est comme ça, j’allais perdre mon travail là-bas et je ne vais pas gagner. Je n’ai pas accepté, je suis parti faire le travail là-bas. Pendant trois jours, le jour je travaille et la nuit je dors dans ce village, je ne rentre pas à la maison, le troisième jour l’installation était finie. Avant mon retour, j’ai trouvé que le vieux a raconté à ses enfants que, si je reviens à la maison, ils vont me frapper, car je ne l’ai pas traité comme mon père, je fais le contraire de ce qu’il dit, je lui désobéis.
Dès que moi je suis retourné à la maison, son premier fils est venu me trouver et m’a demandé je fais quoi ici, pourquoi je suis revenu à la maison, j’aurais dû rester au village où je suis allé, car quand son père dit quelque chose, je refuse de l’écouter. J’ai essayé de lui expliquer ce qui se passe, mais il savait déjà ce qui se passe. Il n’a pas besoin de me comprendre et ne peut pas comprendre ce qui se passe entre moi et son père depuis mon enfance. La dispute a continué, on n’a pas pu se comprendre et il a voulu me frapper aussi. Dès qu’il a voulu me frapper, je n’ai pas accepté ça et j’ai essayé de me défendre. L’autre frère et leur père se sont regroupés en disant que j’avais essayé d’agresser son fils alors que c’est lui qui est venu jusque dans ma chambre. Ils m‘ont tapé jusqu’à ce que je tombe en sang et ils m’ont trop blessé aussi (cinq cicatrices, deux sur le bras gauche trois à la tête). C’est ma mère qui est là-bas, elle ne peut rien faire, elle est allée appeler au secours chez quelqu’un pour qu’il vienne m’aider, mais il a trouvé que c’est trop tard : je suis déjà par terre, ils m’ont emmené à l’hôpital du village où il y a un médecin qui peut faire quelque chose : il ne peut pas tout soigner, mais il peut faire quelque chose avant le transfert à l’hôpital à la capitale
Le monsieur chez qui j’avais travaillé, comme plombier, a entendu que j’avais des problèmes avec ma famille, il est venu me chercher à l’hôpital de notre village et c’est lui qui m’a emmené à la capitale pour me soigner là-bas. Il m’a emmené dans sa voiture. On a fait deux jours pour arriver. On est passés d’abord à l’hôpital du district, où les médecins m’ont mis des pansements, mais c’est à la capitale que les médecins m’ont recousu les cinq blessures. Et c’est en Algérie qu’on m’a retiré les fils. Dès que j’ai guéri un peu, j’ai commencé à suivre mes traitements, et le monsieur qui m’a aidé, le conseil qu’il me donne c’est que je ne rentre pas à la maison, car si je rentre le problème peut venir encore. Lui il m’a aidé parce que j’ai travaillé chez lui, ce n’était pas obligatoire, il est rentré chez lui après.
Je n’étais pas encore complètement guéri, j’avais encore la couture sur ma tête et sur mon front, je ne pouvais pas rester à la capitale, car je ne connais personne, et si tu ne connais personne, tu ne peux pas rester là-bas. J’ai décidé de partir en Algérie. Je suis resté dans ce pays pendant un an. Au début j’étais malade, je ne pouvais pas travailler car j’ai des fils sur ma tête ; j’ai forcé quand même pour trouver du travail, mais à cette époque ils font du refoulement en Algérie pour chasser les étrangers du pays, et moi je vois que si je reste là-bas, c’est dangereux, il y a chaque jour des refoulements, s’ils m’attrapent et me ramènent au pays c’est le même problème que je vais rencontrer là-bas.
Alors je suis allé au Maroc. C’est à ce moment, quand j’ai quitté l’Algérie, que j’ai décidé de rentrer en Europe. Je suis resté au Maroc pendant un peu plus d’un an, car je n’ai pas assez d’argent pour passer, j’ai eu la malchance là-bas pour entrer. Du coup je suis entré en Espagne seulement l’été suivant mon arrivée. Au « campo » espagnol, je n’ai pas demandé l’asile, le pays ne me plaît pas car je ne comprends pas du tout la langue, je ne l’ai pas étudiée à l’école et pour trouver un traducteur, il n’y a pas ça là-bas, donc j’ai décidé de venir en France pour demander l’asile.
Ma femme et mon enfant sont parties à la capitale. Chez nous, la femme n’est pas bien considérée si elle n’est pas dans la famille, donc elle cherche des petits travails : pour faire la bonne chez quelqu’un, laver les assiettes, laver les vêtements.
Au pays si tu as un problème avec un père, ses femmes et tous ses enfants aussi sont contre toi. Le monsieur frère aîné de mon père est non seulement chef de famille mais il a deux femmes, avec qui il a eu onze enfants, tous des fils. Je suis considéré comme un ennemi par tous ces gens c’est pourquoi je ne peux plus rentrer au village. Un jour où l’autre ils vont s’attaquer à moi. Si j’avais le choix, je ne voudrais pas vivre dans un endroit sans ma famille et ma femme. Si je suis venu en France, séparé de toute ma famille, c’est que je n’avais pas le choix. Je ne peux pas rentrer au pays, car si je m’installe quelque part avec ma femme et ma fille, un jour ou l’autre des hommes de ma famille me retrouveront et s’en prendront à moi et mes enfants. Les conflits familiaux en Afrique sont beaucoup plus dangereux pour la vie que l’existence des bandits.