L’École des Actes se propose de publier des récits de deux sortes : d’une part, récits de ce qui a conduit tel ou telle à quitter son pays pour finir par arriver ici, dans un pays, la France, qui n’est pas toujours le lieu de destination choisi, ni non plus un lieu pensé comme celui d’une installation définitive ; d’autre part, récits liés à la recherche et aux conditions du travail, quand on doit absolument travailler pour vivre et qu’on ne remplit pas les conditions aujourd’hui légales de l’accès au travail.
La plupart du temps, ces récits ont été prononcés oralement, une ou deux personnes de confiance prenant note des paroles dites, et vérifiant ensuite par une relecture soigneuse en commun la bonne transcription de ce qui a été raconté.
Nous parlons bien de récits, non de témoignages ou de déclarations. Pourquoi ce mot de « récit », qui nous est d’abord venu spontanément, nous semble-t-il non seulement convenir, mais répondre à un besoin nouveau et fort ?
W. Benjamin, dans un texte intitulé « Le raconteur » (traduction française de Maël Renouard) destiné à servir de préface à un livre de Nikolaï Leskov, « Le voyageur enchanté », remarque ceci : « De plus en plus rarement, nous rencontrons des gens qui savent raconter quelque chose, au sens propre du terme. De plus en plus souvent un embarras se fait sentir à la ronde, lorsqu’on exprime le souhait d’entendre quelqu’un raconter une histoire. Tout se passe comme si une faculté qui semblait nous être inaliénable, évidente entre toutes, nous était désormais retirée : la faculté d’échanger des expériences. » Il oppose à juste titre les particularités de l’information - sa prétention à « une vérificabilité immédiate », sa présentation comme « compréhensible en elle-même », et donc auto-suffisante – à la singularité du récit individuel.
Nous faisons pour notre part l’hypothèse que, si la forme du récit revient, c’est que l’échange d’expériences est à l’ordre du jour, que c’est un acte à nouveau absolument nécessaire et vital, pour simplement commencer à connaître le monde où nous vivons, et d’abord les vies des gens dans ce monde. L’abondance d’informations ne vaut pas connaissance ; pour commencer à connaître, il faut la médiation d’une pensée. Et d’abord la pensée singulière de la personne qui raconte.
Dans l’histoire racontée, le temps est entre les mains de celui ou celle qui raconte ; c’est lui qui décide de ce qui va être longuement décrit, ou de ce qui va être survolé, à peine indiqué, voire omis.
En outre, comme le relève Benjamin, dans le récit, « […] le contexte psychologique de ce qui se produit n’est pas imposé au lecteur. Celui-ci est laissé libre de concevoir la chose comme il l’entend, de sorte que ce qui est raconté atteint à une amplitude de résonance qui manque à l’information. »
Or dans un récit, il y a toujours des points énigmatiques, ou non élucidés, parce que tout ne peut pas toujours être immédiatement compris, d’abord par celui ou celle à qui cela arrive, mais aussi par celui ou celle qui l’écoute.
C’est pourquoi ces récits individuels sont proposés non pas comme valant preuve pour une connaissance dont nous disposerions déjà, mais comme des jalons d’un travail qui commence avec la production confiante du récit, mais qui doit se poursuivre, individuellement et collectivement. Quelles grandes discussions et orientations peuvent et doivent s’ouvrir à partir de ces expériences, dont les récits élargissent immédiatement le spectre du connaissable et du pensable ?
Chacun de ces récits ou fictions, donnés ici sans nécessairement non plus les noms de leurs auteurs, est bien - contrairement à ce qui est mentionné dans le générique de certains films ou l’exergue de certains romans – l’histoire d’une personne existante. Telle que celle-ci a souhaité la rapporter à ce moment-là de sa vie.
Nous avons délibérément supprimé tous les éléments de noms, lieux, époque qui rendraient les récits reconnaissables, afin qu'ils puissent rester génériques.