10. La traduction comme méthode

Toutes les choses dites dans ces Assemblées sont systématiquement traduites au fur et à mesure dans l’ensemble des langues des participants du jour (soninké, peul, arabe, anglais, bengali…) de manière à ce que chacun puisse suivre le déroulement de la discussion et y participer : celui qui parle couramment le français comme celui qui ne le comprend pas encore du tout. C’est absolument vital puisque la raison d’être de ce travail est de constituer une connaissance vraie et directe des situations de notre monde, non pas au travers de savoirs scientifiques ou journalistiques déjà existants, mais bien à partir de l’expérience des gens eux-mêmes.

Pour ceux qui ne connaissent pas du tout le français, l’Assemblée fonctionne aussi comme leur « Journal » et, pour tout le monde, c’est un lieu où se disent des choses qui n’avaient parfois jamais été entendues - l’enjeu n’étant pas seulement de comprendre et de pratiquer la langue française, mais de connaître tout ce qu’il y a dans le pays, de comprendre ce qui se passe et se joue ici.

Dans l’Ecole, il n’y a donc pas de petites langues : à chaque début d’Assemblée il est demandé en quelles langues il faut traduire. On recense les langues parlées par celles et ceux qui sont présents – soninké, bambara, peul, arabe, bengali, anglais… - et on trouve un traducteur pour chacune d’elles, même si certains disent qu’il n’y en a pas besoin. Chaque prise de parole est ensuite suivie, tour à tour, des différentes traductions. Quel que soit le nombre de personnes à qui la traduction s’adresse, une vingtaine ou une seule, la traduction est faite à haute voix, pour que tout le monde l’entende. Il faut tout faire pour que tout le monde comprenne de quoi il est question et saisisse au plus près les enjeux de ce qui est abordé dans les Assemblées. Trop souvent, dans les administrations ou à l’hôpital, par exemple, on présume trop vite que les gens comprennent le français, sans prendre le temps de s’en assurer, ou d’y remédier si tel n’est pas le cas.

Or ce n’est pas la même chose de se débrouiller dans une langue et de comprendre les choses sérieuses. Les traductions permettent à tout le monde de comprendre, et à chacun de participer à hauteur de sa pensée, sans être limité aux quelques mots de français, qui feraient passer pour bête quiconque s’y trouverait réduit. Ceux qui ne se sentent pas à l’aise en français peuvent aussi faire une déclaration dans leur propre langue. Par ailleurs, ces traductions mettent dans l’oreille de tous les multiples langues parlées dans l’Ecole, faisant naître, parmi nous, le désir d’apprendre certaines d’entre elles.

Si au début existait une inquiétude quant au temps pris par les traductions, il a très vite semblé évident qu’elles offraient les conditions nécessaires à la discussion collective et ouvraient un temps de travail nouveau, un rythme plus lent, qui laisse le temps à chacun de penser entre chaque déclaration, de prendre des notes ou encore de préparer ce qu’on veut dire. A ce titre, le temps des traductions en Assemblées représente aussi quelque chose d’essentiel concernant la temporalité propre du travail de l’Ecole. Il installe tout le monde en dehors de la temporalité de l’urgence à laquelle on se laisse trop facilement soumettre, et est le corollaire d’une caractéristique absolument essentielle de notre travail : l’Ecole des Actes est l’école de la pensée patiente, en même temps que de sa patience pensée. Même si, sur certains points, l’Ecole doit réagir avec vivacité et en a aussi la capacité : s’il s’agit par exemple, en pleine pandémie, de créer une Caisse d’amitié dans le travail avec les sans travail, des collectes et le partage de nourriture, de faire circuler un Journal parlé pour garder le contact, ou de jeter les bases d’un dispensaire.

Une autre inquiétude, désormais écartée, était celle de la justesse des traductions. L’expérience a montré que les traductions, si elles n’étaient jamais littérales, étaient toujours celles des idées. De fait, elles sont sous conditions de l’accord du traducteur avec l’idée et sous la vigilance du collectif. Tant que les traducteurs n’ont pas compris l’idée, ils demandent qu’elle soit réexpliquée et si, la comprenant, ils ne sont pas d’accord avec, très souvent, ils refusent de traduire et un autre doit prendre le relais. De même, si une personne traduit mal l’idée qui vient d’être dite, une ou deux personnes se manifestent pour la corriger.

Une dernière inquiétude, enfin, vient de ce que parfois, à un moment donné de l’Assemblée, une discussion vive s’installe sans que chaque parole soit alors systématiquement traduite. Là encore, la traduction systématique doit être conçue comme un principe intérieur, organique au travail en Assemblée, et non pas comme une règle purement formelle indifférente au cours réel du travail. Il arrive qu’à un moment de l’Assemblée, une fois que l’enjeu est clair pour tout le monde, y compris pour ceux qui ne connaissent pas un mot de français, une discussion décisive se noue, où va se jouer le pas réel effectué par le travail d’Assemblée. Il devient alors impossible de traduire immédiatement chaque intervention, car cela interférerait avec la temporalité singulière qui est celle d’une discussion vive quand elle est sur le point de trancher une question, ou une part de la question, en jeu. Du reste, l’enjeu étant déjà clarifié, cela permet à beaucoup d’être en état de suivre la discussion, ce qu’ils ne pourraient pas faire s’il n’y avait pas eu l’ensemble des traductions au préalable. Et s’il n’y a pas le temps à la fin pour traduire tout de suite tout ce qui s’est dit, c’est la tâche de ceux qui dirigent le travail de faire en sorte que l’Assemblée suivante ait pour point de départ de la discussion la compréhension par tous des énoncés nouveaux sur lesquels s’est achevée la précédente.


Les 12 fondamentaux de l'Ecole des Actes