Pour nous, l’enquête n’a pas pour objectif d’établir un état des lieux « objectif » des situations, mais de travailler à la transformation des subjectivités dans le but de libérer de nouveaux possibles, d’inventer ce qui manque, de trouver de nouveaux chemins sur des questions qui, dans les situations telles qu’elles existent, restent en impasse, sans solution. L’enjeu de l’enquête est de découvrir les catégories les plus justes et précises pour acquérir une vraie connaissance du monde actuel, pour identifier les nœuds du réel, afin de pouvoir les dénouer. Qu’entendons-nous par « catégories » ? Ce sont les grands thèmes sur lesquels on peut chercher, par-delà les expériences individuelles, à formuler des propositions générales, valables pour tous. L’enquête en ce sens suppose donc de commencer par déposer ses idées antérieures.
Par ailleurs, toute enquête est un processus collectif : d’une part on ne mène pas une enquête seul ; d’autre part les hypothèses qui en découlent sont mises à l’épreuve d’une multiplicité complexe de subjectivités. Parce que la connaissance est toujours sous le principe d’une libération du réel, il s’agit d’inventer quelque chose qui manque. Cela passe par la requalification de chaque chose en dehors des catégories d’opinion circulantes, afin de reconfigurer notre rapport au réel du monde. Si elle est correctement menée, jusqu’au bout, une enquête doit en effet permettre de remettre en mouvement et de rouvrir ce qui s’était constitué en impasse dans la situation.
Une telle enquête présuppose la capacité égale de penser de tous. Car il ne s’agit pas d’enquêter « sur » les gens, mais d’enquêter « avec » les gens, c’est-à-dire non pas d’enquêter sur les situations, mais sur les pensées formulées de l’intérieur de ces situations. Car c’est aussi cela que signifie enquêter en se mettant à l’école de la vie des gens : s’appuyer sur tout ce qui, de l’expérience du réel du monde dans la vie des gens, ouvre à une mise en cause globale de l’ensemble des représentations étatiques, c’est-à-dire à la fois savantes et institutionnelles, mais aussi journalistiques et circulantes dans l’opinion, des situations actuelles.
Par ailleurs, une enquête n’est véritable et n’est véritablement conduite jusqu’au bout que si elle a permis à chacun de se délester de ses propres catégories de pensée pour laisser au réel une chance de se manifester. En ce sens, son résultat consiste toujours en idées et hypothèses nouvelles qui requalifient de fond en comble une situation cruciale de la vie collective, la ré-envisagent sous un jour neuf, et prescrivent une possibilité nouvelle quant à la façon d’agir sur cette situation dans la perspective de sa transformation.
Le réel ainsi travaillé par l’enquête ouvre la possibilité de transformations subjectives, qui opèrent en chacun selon des modalités propres et singulières.