Hiver 23-24. Lettre à la Défenseure des droits

A l’attention de Madame Claire HÉDON

Aubervilliers, le 21 Janvier 2024

Madame la Défenseure des Droits,

Les membres et participants de l’Ecole des Actes souhaitent vous remercier chaleureusement pour la clarté et la fermeté de vos prises de position concernant la « loi immigration » telle qu’elle a été discutée au Sénat puis dans la Commission mixte paritaire qui en a établi la version finale. Nous voudrions vous transmettre certains des mots mêmes qui ont été prononcés à ce sujet :

« Cette dame, ce qu’elle dit, cela calme les choses, cela nous aide à respirer de nouveau ». « J’ai toutes les maladies du monde, j’ai travaillé pour la France, on donne ici notre sang, on donne notre moral, et par cette loi on est touchés dans notre existence même ». « Toutes les personnes un peu fragiles répètent les discours qu’ils entendent à la télé : il y a trop d’étrangers, d’arabes, d’africains ». « Cette loi change les choses dans le pays entre les gens eux-mêmes. Maintenant des jeunes disent : celui-là, il pense comme un blanc, ou il pense comme un noir ! »

Le mot « étranger » doit rester à la frontière

Notre Ecole réunissant quotidiennement depuis maintenant 7 ans, des personnes de nationalités différentes, venues d’Afrique, d’Asie et de pays périphériques de la Russie, nous avons été particulièrement touchés par votre rappel que les étrangers ne constituent pas un groupe isolé au sein de la société et ne doivent donc pas être traités comme tels.

En effet, est-ce que - parce qu’une personne n’a pas la nationalité française - elle n’est pas une personne qui travaille ici ? Est-ce que - parce qu’on n’a pas la nationalité française - on n’a pas une famille, un mari, une femme, des parents, des enfants à nourrir ? Le mot « étranger » ne dit rien sur les femmes, les hommes, les enfants à qui on donne ce nom. C’est pourquoi à notre avis le mot « étranger » doit rester à la frontière.

Sur l’entrée, le séjour et l’éloignement des étrangers, tout gouvernement peut fixer ses règles propres, c’est entendu. Mais en France le Code de l’Entrée et du séjour et du droit d’asile (le CESEDA) est une loi discriminatoire, parce qu’elle n’inscrit aucun droit véritable au séjour pour les personnes étrangères : ni le travail, ni les liens familiaux, ni la durée du séjour, ni la maladie ne sont des motifs de plein droit permettant une régularisation du séjour. La seule chose que peut faire une personne qui arrive en France et qui veut y légaliser sa présence, c’est de demander l’asile. Procédure la plupart du temps sans issue. L’expérience nous amène donc à conclure que le CESEDA a comme principale visée de fabriquer des sans papiers. Ce n’est pas un hasard si le parti Les Républicains s’est opposé avec acharnement à ce que la nouvelle loi autorise les ouvriers sans papiers à obtenir leur régularisation de plein droit, sans passer par leur patron. Si des personnes se retrouvent sans papiers, elles sont obligées de travailler non déclarées et sans droits : le CESEDA fournit ainsi aux patrons un grand nombre d’ouvriers sans droits que la sous-traitance leur permet d’employer sans même reconnaître leur existence.

Un droit qui n’est pas pour tous n’est plus un droit mais un privilège

Le deuxième point qui nous a beaucoup touchés dans vos différentes interventions, c’est votre rappel que dans la plupart des domaines de la vie quotidienne – la protection sociale, l’enfance, la santé, le logement, le travail… - le droit interdit a priori d’instituer des différences de traitement entre « nationaux » et « étrangers ». Ce que nous comprenons ainsi : un droit qui n’est pas pour tous n’est plus un droit, mais un privilège, arbitrairement donné à quelques-uns et retiré aux autres. Certes dans un pays tout le monde ne peut pas être pareil. Il y a celles et ceux qui sont de ce pays par la pelle et par le marteau-piqueur, par le nettoyage, par l’aide aux vieilles personnes, par la sécurité, par la restauration, par le travail de livraison, ou le travail des entrepôts et des supermarchés… D’autres sont de ce pays par le costume et la cravate. Mais celles et ceux qui travaillent avec leur force, avec leurs mains et leurs bras, et qui usent leurs corps dans ce travail, est-ce qu’ils n’existent pas autant ? Bien sûr, ils existent et nous devrions tous veiller à ce que chacun soit compté et ait pleinement accès aux droits fondamentaux de tous.

 « Loi immigration », loi-catastrophe

Nous savons aussi par l’histoire que l’établissement d’une dictature commence toujours par des opérations qui désignent comme ennemis des groupes particuliers à l’intérieur de la population, et qui les isolent et les séparent des autres, en leur déniant leurs droits fondamentaux.

Or, en utilisant le mot « immigration », la loi actuelle identifie et cible comme suspecte toute une partie de la population de ce pays. Car cette loi ne s’autorise pas seulement à légiférer durement sur les conditions d’entrée et de séjour des étrangers, elle intervient aussi pour limiter les droits de personnes qui vivent déjà ici en toute légalité. En ce sens, nous pensons que c’est une loi-catastrophe qui cherche à répandre dans toute la société le poison de la séparation et de la discrimination.

C’est particulièrement frappant avec l’aggravation des dispositions sur l’acquisition de la nationalité française pour les enfants nés ici de parents étrangers. Comment peut-on priver pendant 18 ans de leur nationalité des enfants qui vont partager l’école, le logement, la vie de tous les jours, avec d’autres enfants dont le statut juridique sera différent ? Voulons-nous que la police continue à leur demander leurs papiers d’identité et à les traiter comme des étrangers de l’intérieur ? Et comment leurs enseignants devront-ils se rapporter à eux alors qu’ils sont censés leur inculquer que « liberté, égalité, fraternité » est la devise de ce pays ? Voulons-nous apprendre à nos enfants qu’il y a dans ce pays deux sortes d’enfants, les « enfants français » et les autres ? Voulons-nous les habituer dès leur plus jeune âge à une situation de discrimination ?

De même, retarder le moment où une mère de famille pourra toucher des allocations pour élever ses enfants, où une famille pourra bénéficier de l’APL, comment peut-on imaginer qu’il en résulte le moindre bien ?

Vous avez attiré l’attention sur le fait qu’il existe dans la Constitution de ce pays un « principe de dignité », qui devrait garantir à toute la population, y compris aux étrangers en situation irrégulière, la possibilité de faire face à ses besoins élémentaires. Nous pensons que vous vous référez aux articles 10, 11 et 13 du Préambule à la Constitution de 1946 :

10. La Nation assure à l'individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement.

11. Elle garantit à tous, notamment à l'enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de travailler a le droit d'obtenir de la collectivité des moyens convenables d'existence.

13. La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'Etat.

Un large et prolongé débat public sur le « pour tous » des droits

Or, au plus loin de mettre en œuvre ces principes, les gouvernements se servent des mots « étrangers », « immigrés », pour cacher de graves problèmes dont ils sont eux-mêmes comptables : la progressive mise en crise tendant à leur destruction d’institutions de l’Etat qui sont bonnes et utiles pour tous (l’école, l’hôpital, la sécurité sociale, l’indemnisation des chômeurs, les retraites, le réseau des transports publics…) ainsi que la mise sous la coupe exclusive des patrons de toutes les figures du travail, en particulier celles du travail ouvrier.

Nous pensons que les conditions dans lesquelles cette loi a été discutée et formulée exige que s’engage maintenant – que la loi soit ou non ratifiée par le Conseil constitutionnel et promulguée - un large et prolongé débat public et qu’au cœur de ce débat il y a la question brûlante du « pour tous » des droits dans ce pays. Si ce débat n’avait pas lieu, notre avenir à tous dégringolera vers le pire. Nous contribuerons à ce débat dans la mesure de nos moyens, en faisant connaître les vies et le travail des personnes que vise la loi.

Nous vous remercions à nouveau de votre prise de position courageuse, qui a dû vous valoir bien des ennemis en raison même de sa justesse,

Et nous vous prions d’agréer, Madame la Défenseure des Droits, tout notre respect et notre considération.