Lettre aux étudiants

Nous, étudiants ou anciens étudiants travaillant ou gravitant autour du Théâtre de la commune d’Aubervilliers, actuellement dirigé par la metteur en scène Marie-José Malis, avons décidé de nous adresser à vous, parce que nous croyons possible, en nous adossant à ce lieu de théâtre et à sa direction/orientation singulière, d’inventer une forme nouvelle d’étude du monde actuelle, de la vie des gens telle qu’elle est ici, qui soit à hauteur des grandes questions du présent, et parce que nous voulons vous proposer d’avoir avec nous, en partage, ce projet là.

Nous croyons en effet que l’université, telle qu’elle est aujourd’hui, est un lieu mort d’où s’est absenté toute véritable forme d’étude digne de ce nom qui soit orientée vers les enjeux du monde contemporain, qui soit fondée sur la nécessité de faire émerger une capacité intellectuelle nouvelle de confrontation et de résolution des plus graves problèmes généraux dont nous sommes les contemporains. Il n’y a aujourd’hui dans l’espace de l’université, aucune catégorie d’enquête, aucune figure d’investigation de l’existence collective actuelle qui soit à nos yeux recevable, et nous disons que le courage de continuer à étudier aujourd’hui est au moins en partie nécessairement le courage de se confronter à ce vide là, et de chercher par nous-mêmes, d’expérimenter, d’inventer une nouvelle manière d’étudier la pensée et la vie des gens, une nouvelle façon de connaître le monde dans lequel nous vivons, sur lesquelles nous puissions adosser une nouvelle intelligence de l’action collective, de l’engagement dans la transformation décidée, laborieuse et persévérante de ce qui doit fondamentalement changer dans ce monde inhabitable et cette vie invivable que nous avons vaille que vaille en partage.

Nous pensons que la recomposition d’une capacité d’enquête ne peut pas se faire, du moins pas entièrement, de l’intérieur de l’université. Il s’agit d’une tâche intellectuelle qui comporte un certain nombre de conditions drastiques, d’exigences très hautes, mais aussi bien très enthousiasmantes, dont il faut prendre pleinement la mesure.

Propositions concernant quelques conditions pour la constitution d’une catégorie d’enquête qui soit à hauteur des enjeux du présent :

1/ D’abord, ce qu’on pourrait appeler un point de méthode général ou stratégique d’enquête : refuser de prendre pour argent comptant l’ensemble des notions, concepts, catégories, enseignés à l’université, les examiner comme relevant d’un lexique peu ou prou identifiable comme participant de celui de l’Etat et de ses enjeux particuliers, qui sont, comme chacun sait, aujourd’hui plus que jamais hétérogènes aux enjeux d’existence des gens qui composent ce pays et ce monde. Adopter à cet égard ce qu’on pourrait appeler une stratégie globale d’évitement des déterminants de l’encyclopédie de l’état des choses actuel, ou de soustraction aux catégories de l’Etat. Il s’agit donc d’une détermination notionnelle ou catégorielle constitutive de l’idée d’enquête qu’il s’agit d’élaborer.

2/ Pour libérer des possibilités nouvelles, des orientations improbables à l’intérieur des études, chacun peut décider de mettre son travail à l’université sous la condition de sa propre enquête extérieure à l’espace de l’université, et examiner dans le détail comment ce type d’enquête retravaille de l’intérieur les contenus mêmes des enseignements, quelque soit la discipline.

3/ Une condition essentielle pour que les études soient un lieu de connaissance de monde est que la jeunesse étudiante universitaire travaille à enquêter sur les situations d’existence collective en mettant délibérément ce type d’investigation sous condition de la rencontre avec la jeunesse qui ne fait pas d’études à l’université, et sous condition de l’invention de lieux rendant possible la discussion, la délibération sur l’état de choses actuelles entre ceux qui sont à l’université, et ceux qui ne le sont pas.   

Voici dans ces grandes lignes la conception du type d’enquête nouveau que nous vous proposons à vous, étudiants, de discuter sérieusement avec nous :

L'enquête traditionnelle sous le sceau de la sociologie est une enquête sur ce qui est, non sur ce qui devrait être. Elle fait un état des lieux du monde, descriptif. Pour nous l'enjeu de l'enquête est de trouver les catégories les plus justes et précises pour identifier les problèmes, les nœuds du réel afin de pouvoir les dénouer. L'enquête doit pouvoir nous permettre de remettre en mouvement et de réouvrir ce qui s'est constitué en impasse. Parce que la connaissance est toujours sous un principe d'une libération du réel, il s'agit d'inventer quelque chose qui manque : requalifier, recomposer, reconfigurer. A quelles conditions peut-on libérer du possible aujourd'hui ?

Quant au possible qu’il s’agit de libérer, nous pensons qu’il existe une vie des gens telle que les gens décident en partie de la vivre, et une pensée des gens tout à fait singulière sur leur vie, qui compose une partie générique ou indiscernable de la situation générale actuelle. C’est-à-dire, une vie et une pensée qui existent, mais qui n’existent pas comme force, puissance, capacité propre à décider de ce qui doit être et ne pas être, de ce qui doit changer ou fonder l’existence de tous.

L’enjeu, la tâche majeure de notre enquête est qu’une partie de la pensée des gens, et notamment des gens pauvres, des ouvriers, des jeunes qui ne font pas d’étude, des gens qui d’une manière générale ne sont pas dignement comptés pour ce qu’ils sont et font dans l’état actuel de la politique de l’Etat, et qui de ce fait sont souvent immédiatement aux prises et gravement confrontés aux difficultés de la vie actuelle, au caractère inhabitable du monde actuel, qu’une partie de cette pensée, donc, se ressaisisse elle-même comme capacité à décider de ce qui doit changer et de ce qui doit être quant à la résolution des problèmes généraux de la situation globale (problèmes liés au logement, au travail, aux réfugiés, etc, etc). Aujourd'hui, le problème est que nul n’ose s’autoriser ce type de chose.

Ce qu'il s'agit de transformer, ce n'est pas la pensée des gens sur ce qui est bon et juste, ce qui est bien plutôt le point à propos duquel il faut au contraire apprendre à se mettre à l’école de ce que les gens pensent ; ce qu'il s'agit de transformer c'est, pour les gens eux-mêmes, le rapport que l’on entretient tous avec l'état des choses du monde, parce qu’il s’agit fondamentalement d’un rapport qui réduit la pensée des gens à l'état d'opinion impuissante, tout juste bonne à s’exprimer dans des sondages d’opinion pour médias patentés ou sociologues ahuris. 

À ce titre, enquêter, c'est organiser la rencontre avec les gens de manière à ce que puissent s'inventer des lieux nouveaux où la pensée des gens devienne une capacité nouvelle dans le monde, une puissance de faire monde pour tout le monde.

Notre critère sur le fait que quelque chose de l'enquête s'effectue réellement, c'est qu'elle libère pour nous et pour les gens que l’on rencontre, la confiance dans le pouvoir immanent, la puissance intrinsèque que recèle la pensée des gens qui est en quelque sorte indiscernable dans la situation parce qu’elle est recouverte par tout un tas de catégories. Les catégories dont on dispose aujourd'hui pour essayer de comprendre les choses ne naissent pas d'une abstraction juste de ce qui se dispose dans la pensée des gens mais ce sont des catégories de l'Etat qui, dans leur principe et leur finalité, n'ont rien à voir avec l'intérêt général, le bien des gens eux-mêmes, ce pourquoi elles viennent recouvrir et rendre indiscernable ce qu’il y a de juste dans la pensée des gens.

En regard de tout cela, notre proposition est triple :

  • premièrement, nous vous proposons de discuter cette lettre ensemble, d’ouvrir une première discussion avec tous ceux que cette lettre aura d’une manière ou d’une autre intéressé, de manière à poser l’ensemble des questions, objections, propositions, etc, que vous voudrez nous soumettre.
  • Deuxièmement, nous vous proposons de vous incorporer, dans des modalités à inventer, et selon les possibilités propres de chacun, au dispositif d’enquête que nous sommes en train de mettre en place à Aubervilliers, que nous appelons la « Caravane du théâtre de la Commune », sous l’intitulé général : « le théâtre de la Commune fait campagne pour : la France, aujourd’hui, c’est mort ; et : il faut connaître la vie et la pensée des gens ».
  • Troisièmement, toujours en fonction de vos disponibilités, nous vous proposons d’ouvrir un vaste travail sur la catégorie d'enquête elle-même et sur comment ce qu'on tente là peut rouvrir pour aujourd’hui dans toute son intellectualité la question de l'enquête. Il s’agit de travailler sur le principe même de l’enquête, et qu’il soit écrit ici une fois pour toutes que cela n’est nullement réservé aux étudiants de sociologie. Cette question est susceptible d’intéresser l’ensemble des étudiants soucieux de savoir ce qu’ils peuvent attendre de leurs études, en terme de construction subjective d’une capacité à agir dans le monde ; elle concerne tous ceux qui cherchent à prendre la mesure, de manière plus ou moins consciente, parfois gravement, du poids réel dans ce monde que leurs études telles qu’elles sont peuvent donner aux idées et aux actes de leur vie, et ceci quelque soit la discipline universitaire à l’aune de laquelle chaque étudiant a choisi de constituer son regard sur les choses. En vérité, toutes les disciplines universitaires sont actuellement touchées, sont d’une manière ou d’une autre minées de l'intérieur par l'absence de véritable catégorie d'enquête qui soit un tant soit peu adéquate aux enjeux du monde. D’un mot, nous proposons de travailler ensemble sur les effets que le dépliement systématique et rationnel d’une telle notion d’enquête peut avoir sur les études elles-mêmes à l’intérieur de l’espace universitaire, en termes de transformation profonde de chacune des disciplines qui sont massivement errantes et vides de toute véritable substance pensante.