Printemps 18. Premier Manifeste

On a tous besoin d'un droit du sol où l'on vit, d'un peu d'humanité dans le coin de la terre où l'on se trouve. C’est pourquoi nous écrivons ce Manifeste : pour faire des propositions qui soient bonnes pour tous, pour l’organisation collective de la vie de tous.

Ce Manifeste présente le résultat actuel d’un travail d’enquêtes, de discussions et de réflexion, qui a commencé avec la création de l’Ecole des Actes, en novembre 2016 et s’est poursuivi depuis, au rythme de plusieurs assemblées par semaine, réunissant des gens nés ou installés ici et des gens qui y arrivent au terme de longs et durs voyages.

Notre conviction est que nous avons un besoin vital aujourd’hui d’hypothèses et d’idées nouvelles sur une situation qui est commune à tous les pays du monde : le déplacement de gens qui n’ont pas d’autre choix ou d’autre désir que de se déplacer pour vivre. Nous en avons tous besoin pour que la vie collective soit organisée de façon plus juste et meilleure pour le plus grand nombre.

Dans un moment où la politique du gouvernement Macron imagine pouvoir régler cette vaste question par le renforcement des dispositifs policiers, et où des voix disent leur désaccord et le caractère déraisonnable de cette politique, nous souhaitons, en publiant et diffusant ce manifeste, contribuer à la discussion collective par des propositions encore d’une autre nature, d’une autre provenance.

Nous ne partons pas de l’idée que des gens seraient ici pour en aider d’autres. Nous proposons de partager la situation créée par l’arrivée de gens qui vivent désormais parmi nous. Nous partons de la confiance dans une capacité des gens eux-mêmes, et nos hypothèses et nos propositions s’élaborent à partir d’une pensée des gens sur leur vie.

Nous devons expliquer ce point, faire bien entendre quelle sorte de travail cela suppose :

Celui qui expose ce dont il a besoin (un toit, un papier…) déclare ce qui lui manque cruellement. C’est très nécessaire et légitime ; mais ce n’est pas là ce que nous appelons une pensée des gens sur leur propre vie. Être en capacité d’une telle pensée, ce n’est pas seulement déclarer ce dont on a individuellement ou collectivement besoin, mais chercher ensemble une idée juste, forte, capable de nommer à la fois ce qui manque et ce qui devrait et pourrait exister. Recherche en pensée qui part du réel de la vie des gens, et qui n’est ni une revendication ni une utopie.

Nous avons souvent pris l’exemple de l’hôpital ou celui de l’école : avant l’idée de l’hôpital, il n’y avait pas d’hôpital au sens moderne du terme (et c’est bien parce que cette idée aujourd’hui n’est plus clarifiée ni portée que l’hôpital peut être attaqué et encerclé de tous les côtés comme il l’est).  De même, avant l’idée de l’école, il n’y avait pas d’école pour tous gratuite et laïque. Pendant la Révolution française, puis pendant la Commune de Paris, il y a eu de longues et complexes discussions qui ont permis aux principes de base de l’école de se définir et de prendre forme.

A l’heure actuelle ce qui manque le plus, ce sont les idées fortes et justes sur ce que peut vouloir dire de vivre ensemble, ceux qui arrivent et ceux qui sont déjà là. Pourtant beaucoup de gens se préoccupent de cette question et agissent pour qu’une hospitalité existe. C’est avec eux aussi que nous souhaitons pouvoir discuter les propositions de ce manifeste.

Notre méthode de travail nous a été inspirée par l’expérience d’ouvriers du foyer Procession dans leur face à face avec ADOMA. Posant la question : « Comment on peut connaître quelqu’un ? », ils répondaient : « Dans ce pays qu’on habite toujours, il y a deux choses. D’un côté ce qui est écrit sur les gens, les photos qu’on vous montre. Mais pour connaître quelqu’un, il faut savoir. Dire dans les journaux, en passant, la personne est telle ou telle, c’est prendre la personne en mauvaise qualité. Juger sans connaître, juger seulement par ce qui est écrit dans le journal ou les photos dans la rue, ce n’est pas un bon jugement. Dans une population où on vit tous ensemble, la bonne qualité dans le rapport entre les gens, c’est quoi ? Il faut qu’on parle ensemble. Chacun a sa mémoire, sa réflexion, son expérience, chacun connaît comment il vit. Il ne faut pas dire : « la vérité sort de la bouche des experts. Ceux-là, les autorités, c’est les meilleurs, c’est eux qui connaissent ». Non. Il ne faut pas séparer les gens en disant : « C’est tel ou tel qui sont les meilleurs, les autres, leur idée, ça ne compte pas ». Ce sont les gens eux-mêmes qui connaissent comment ils vivent, c’est avec eux-mêmes qu’il faut parler. »

« Il y a des lois de la vie des gens qui doivent être respectées. Ce sont les gens qui connaissent les lois de leur propre vie. »

Les énoncés rassemblés dans ce Manifeste constituent une déclaration collective, affirmant l’absolue nécessité de commencer à penser les principes qui pourraient être le fondement possible d’un respect des lois de la vie des gens, donc de notre vie à tous.

PARTIE 1

Chacun a besoin d'un droit de travailler, car personne n'aime vivre avec l'aide et le travail est la base de toute vie, il fournit aux hommes et aux femmes la nourriture, les vêtements, le logement, les soins. Donner quelque chose à faire à quelqu'un, voilà ce qu'on peut appeler un travail. Cela veux dire : 'tu es parmi nous, tu comptes.'

« Mon travail n'est pas travail noir, mais travail blanc. »

« Avec lui je peux vivre, pas mendier ni voler. »

« Le 17 de ce mois (juin 2016), au métro Montceau, Paris 17ème, je lave les carreaux dans un restaurant café, où je travaille toutes les deux semaines. Deux personnes sont venues et ont demandé : « Ce Monsieur a des papiers ? » Ils vont et viennent autour de moi :

Est-ce qu’on peut voir la carte ? 

- Non, je n’ai pas la carte. Je ne travaille pas pour une société, je travaille pour moi-même. Vous êtes qui, d’abord ? 

- Tu ne sais pas que c’est interdit de travailler comme ça ? 

- La façon dont vous venez, vous ne savez pas que c’est interdit aussi ? Je ne peux pas savoir si vous êtes des bandits. Si ce sont des policiers en tenue, ils disent : c’est la police. Vous, vous n’avez pas montré la carte, ni dit que vous êtes des inspecteurs, pourquoi ?  Vous me dites que c’est interdit, pour moi ce n’est pas interdit. 

- Si tu n’arrêtes pas, on appelle la police. 

- Je n’ai pas volé, je n’ai pas tué quelqu’un. 

- A partir de 11h, si on te voit comme ça, on t’arrête. »

L’autre dit : « Non il faut qu’il laisse ça tout de suite ».

« Moi je fais quelque chose de pas bon, mais vous aussi, vous faites quelque chose de pas bon. Je n’ai pas de papier, mais je travaille pour vivre, pour payer mon passe Navigo. 

- Il faut que tu attendes d’avoir le papier. 

- Et je vais attendre jusqu’à quand ? Dites-moi comment je fais pour avoir mon papier ? »

La dame pour qui je travaille leur dit : « Si c’est interdit, il va rester dans la rue, il va vivre comme mendiant. Comment il va payer son ticket s’il ne fait pas ça, s’il ne travaille pas ? » Pour éviter l’histoire, elle me dit : « On arrête ». J’ai fini le centimètre qui reste, puis je suis parti. Dans le métro, j’ai rencontré un Monsieur qui m’a dit qu’il lui est arrivé la même chose : on lui a dit que c’est interdit de travailler. Lui aussi, il a couru pour aller à la maison, tellement il a peur. Je lui ai dit : « Non, il ne faut pas avoir peur. Qui va te donner à manger, sinon, à midi ? ».

« Le travail c'est ce qui nous fait vivre. Pour moi, mon travail, ce n'est pas travail noir, c'est travail blanc. Donc ce n'est pas interdit. »

La loi interdit de travailler à celui qui n’a pas de papiers. Elle appelle ce travail « travail au noir ». Mais le travail au noir, c’est le travail de celui qui veut dissimuler à l’État l’argent qu’il gagne. Celui qui travaille pour vivre et sans avoir de papiers, il ne dissimule rien. Il montre au contraire qu’il veut vivre de son travail. Et c’est l’État qui ne légalise pas son travail, ce n’est pas la personne qui ne veut pas avoir de papiers !

On doit déclarer d’abord que ce n’est pas normal de contrôler : le travail de la personne existe, il lui permet de vivre, il suffirait que l’État le légalise. Même dans les conditions actuelles du travail qui manque pour tous, ce travail existe. Au contraire, ce contrôle a pour objectif d’empêcher les gens de vivre. Dans un moment où des centaines de milliers de gens cherchent le travail pour vivre, l’État paie des gens pour interdire à d’autres de travailler !

Quelqu’un qui est en train de travailler, on ne peut pas lui dire d’arrêter le travail, quelle que soit sa situation. S’il est possible que de telles choses se produisent, c’est qu’il n’y a plus aujourd’hui d’affirmation forte sur le travail. Entre 1997 et 2007, on disait : « Ouvrier, ça compte, le travail ça compte ». Aujourd’hui on doit insister : « Ce n’est pas seulement le travail qui compte, c’est celui qui travaille. Souvent on parle des injustices au travail, mais on oublie celui qui travaille, et qui nourrit sa famille ».

A part la santé, le plus important c’est le travail. Le travail, c’est ce que font les gens, ce qu’ils inventent comme possibilité pour survivre, se nourrir, se loger. Le travail que font les gens, cela fait partie de la richesse du pays. Il faut reconnaître et encourager toutes les formes de travail que les gens trouvent pour vivre selon leur dignité.

On voit que la loi ne correspond pas au temps qu’on vit. L’État devrait prendre en compte le réel de la vie des gens. Sinon, ses lois ne sont pas des lois sérieuses. On a besoin de se gouverner avec l’amitié et le respect, et de regarder en face ce qui se passe devant nous.

L’État ne nous met pas sur la bonne route : avec de telles lois, le pire sur la terre aujourd’hui, c’est l’homme. On roule tous sur le tapis de catastrophe en catastrophe.

Il faut des gens comme nous, il faut tout penser par nous-mêmes. »

C’est par la lecture et la discussion de la déclaration précédente qu’a commencé en novembre 2016 notre réflexion dans l’Ecole des Actes sur la question du travail et des papiers.

Les déclarations du 21 et 22 mars 2017 ont été écrites au terme de 2 assemblées qui se sont tenues en public dans le cadre de la pièce d’actualité n° 8 Institution, conçue et mise en scène par Marie José Malis au Théâtre de la Commune.

Des ajouts ont été proposés au moment de leur relecture dans l’Ecole début 2018.

La déclaration de décembre 2017 est issue d’un Atelier sur la question du travail, puis a été complétée lors d’une assemblée de février 2018.

Dans une assemblée du 14 mars 2017, a été abordée la question que faire quand un patron fait travailler quelqu’un et ensuite ne le paie pas parce qu’il sait qu’il n’a pas de papiers.

Aujourd’hui, non seulement beaucoup de patrons ne paient pas, mais en plus ils se cachent de leurs ouvriers, qui ne connaissent ni leur nom ni l’adresse de leur société. Ces patrons, ce sont eux qui sont clandestins.

La discussion, puis l’expérience, nous ont conduit à écrire deux modèles de lettres possibles.

DÉCLARATION DU 21 MARS 2017

Le travail, ce n'est pas négociable.

On peut rester longtemps sans les papiers. Mais on ne peut pas rester longtemps sans travail.

Il faut séparer le travail et les papiers.

On ne vient pas pour rien quand on a pris le bateau. On vient parce qu’on a des raisons d’être là.

La première raison, c’est le travail.

On ne demande pas l’aide. Personne ne veut vivre avec l’aide.

Quand on demande l’asile, on nous interdit de travailler en échange d’une aide de 2 à 300 euros par mois.

Ce statut nous prive de la liberté de travailler et ainsi nous ne sommes pas traités de manière égalitaire ni fraternelle.

Car le droit au travail est fondamental pour espérer vivre en toute dignité et dans des conditions convenables. Le travail fournit aux hommes la nourriture, les vêtements, le logement et les soins. Le travail, c’est la clé de tout dans le monde actuel.

Vous nous accueillez mais vous refusez de nous intégrer dans votre société, comme si nous devions vivre cachés.

Or c’est seulement par le travail que nous pouvons nous prendre en charge.

Si on veut avancer dans notre vie, la seule chose qui peut nous permettre d’avancer, c’est le travail.

Actuellement il y a des millions de jeunes en Europe qui ne travaillent pas. Même des jeunes qui sont nés ici, la police a gâté leurs papiers, en les arrêtant, en les enfermant, même s’ils n’ont rien fait de grave. Après, ils sont fichés et cela les empêche de trouver le travail.

Certaines personnes qui sont ici obtiennent un papier de séjour pour maladie, mais le papier ne leur permet pas de travailler, et quand ils retrouvent la santé, on leur arrache le papier. Eux aussi sont au chômage.

Or quand tu marches dans la rue sans 10 euros dans ta poche, tu ne te sens pas un homme.

Ce qu’on voit aussi, c’est que les patrons maintenant cherchent beaucoup des gens pour travailler au noir et que même celui qui a des papiers ne trouve pas un travail régulier. D’ailleurs on ne trouve plus un contrat.

Si tu restes comme ça, que tu ne travailles pas, cela te pousse à faire quelque chose que tu n’as jamais fait de ta vie, cela te met dans une situation très difficile.

Le permis de travailler, cela va soigner la délinquance et le chômage. Dans le chômage, il faut compter tous les chômeurs, y compris ceux et celles qui ne peuvent pas travailler parce qu’il n’y a pas l’autorisation de travail. Quelqu’un qui travaille bien, un jeune qui travaille, il ne va jamais vendre la drogue ni voler.

Nous demandons qu’on nous permette de travailler pour ne plus dépendre de quelqu’un.

On veut être dépendant de soi-même seulement.

Il y a beaucoup d’hommes dans les foyers, parce que beaucoup d’entre nous ne travaillent pas, et ne peuvent pas payer un loyer. Si on nous donne le permis de travailler, cela va soigner aussi la maladie de l’habitation. Si on nous donne le permis de travailler, on peut payer le loyer, le transport.

On souffre tellement à cause des lois qui nous bloquent et des règlements.

Beaucoup de jeunes dorment à la rue.

Être dans la rue ce n’est pas normal, ce n’est pas acceptable.

Ici, il y a la loi, le droit de l’homme. Mais au pays, même avec toute la haine et la violence qu’on a connues, jamais on n’a été à la rue.

Cette loi qui nous interdit de travailler, ce n’est pas possible, c’est une loi qui détruit le monde.

On ne cherche pas à être régularisé et s’asseoir.

Il faut séparer le travail et les papiers : même si on n’est pas régularisé, on demande qu’on nous permette de travailler pour ne plus dépendre de quelqu’un.

Pour développer un travail, ce n’est pas difficile. Donner quelque chose à faire à quelqu’un, c’est ça que j’appelle un travail. Cela veut dire : « tu es parmi nous, tu comptes », et moi c’est comme ça que j’existe.

Ceux qui sont dans la procédure d’asile depuis 2013, 2014, ils ont déjà parlé avec COALLIA (dans les réunions obligatoires où chaque mois COALLIA leur répète toujours les mêmes histoires, les mêmes règlements) : ils ont expliqué comment ils souffrent de rester enfermés dans la chambre, sans rien pouvoir faire, en attendant la réponse à leur demande d’asile.

Ils ont fait remonter jusqu’à l’OFII la demande de pouvoir travailler. Maintenant, c’est écrit dans la loi que, si tu as fait 9 mois sans avoir ta réponse pour l’asile, tu peux demander l’autorisation de travailler.

C’est écrit dans la loi, dans le CESEDA, mais avec des conditions en plus : il faut un patron qui accepte, il faut travailler dans certains métiers. Résultat : presque personne n’obtient cette autorisation de travailler. La loi dit seulement : la personne « peut demander ». Elle ne dit pas : la préfecture « doit donner ». Et donc les préfectures n’appliquent pas. C’est ça le problème.

Donc attention : si on demande le permis de travail, il y a beaucoup de qualités différentes de permis de travail. En Allemagne, ils donnent un permis de travailler. Mais avec plein de conditions pour le patron. Après, quand tu apportes le dossier au patron, il ne t’accepte pas.

Ce permis de travailler qu’on demande, ça doit être sans conditions. Avec seulement le document qu’on présente pour avoir la CMU ou l’AME.

Cela ne doit pas être non plus dans la main du patron.

Ceux et celles qui arrivent ici, souvent ils ont déjà un métier dans leur pays. Ils pourraient travailler directement. Ou bien ils peuvent faire une formation. Apprendre à parler, à lire, à écrire. Apprendre un métier.

On demande seulement à pouvoir sortir tranquillement le matin et tenter sa chance.

Nous tous, il faut se réveiller de nos habitudes, et de notre absence de penser : on accepte tout ce qui existe ici comme si c’était juste, comme si ça allait de soi, comme si rien d’autre n’était possible. Alors qu’on n’a même pas encore réfléchi à ce qu’il y a, et à ce qui ne va pas du tout, dans ce monde où nous vivons tous.

Si le travail n’est pas négociable, si c’est un droit fondamental, qu’on ne peut enlever à personne, alors il faut qu’on se donne des moyens nouveaux pour repenser et réorganiser collectivement le travail.

On sait qu’il faut des années pour construire un mur qui soit solide. Nous voulons aider aussi ceux qui viendront après nous.

Il faut qu’on trouve les voies et les moyens pour qu’on nous permette ce permis.

DÉCLARATION DU 22 MARS 2017

On espère qu'on vient ici chez nous, pas comme des étrangers. Quand on arrive ici, on voit un autre visage que montre la France.

Il ne faut pas regarder aujourd'hui, il faut regarder demain : qu'on puisse réunir des solutions, des idées.

« Les pays de l’Union européenne veulent que nous-mêmes, les migrants, demandions notre retour en Afrique puisqu'elle ne peut pas immédiatement nous renvoyer. Si l'Union européenne refuse les papiers et les habitations, cela veut dire : l'Union européenne veut que nous-mêmes demandions le retour en Afrique. C'est un moyen pour eux, pour que nous demandions notre retour. »

« Ce que le frère vient de dire, c'est la vérité. C'est trop grave, être sans travail. La vie, c'est le travail. Si tu ne travailles pas, c'est mort. On veut travailler, on ne veut pas rester enfermés, on n’est pas ici pour dormir.

Maintenant, c'est comme si l'Union européenne et la France veulent qu'on demande notre rentrée volontaire.

Tu restes dans un pays où tu es venu parce que tu veux travailler, et on t'interdit le travail ! Quand tu viens à la préfecture, l’employé te dit « non tu n'as pas droit de travailler », alors que lui même il travaille !

Quand on regarde les années 60 – 70, c'est les patrons qui quittaient la France pour chercher des ouvriers en Afrique. A ce moment, quand tu viens, pour travailler on te demande quoi ? Ton passeport et ta carte d'identité, c’est tout, tu n'avais pas de problème.

Sans papiers ? Sans papiers, ça ne veut rien dire : tout le monde a des papiers. Je vais vous donner un exemple : un Français ou une Française qui quitte ici, il rentre chez moi au Mali, comme un touriste, ou autre chose. Quand il passe par la police, on lui dit « Monsieur, ou Madame, vos papiers », il va donner quoi ? Son passeport. Mais si on lui dit « non tu n'as pas de papier », ça veut dire quoi ? »

« Tous les gouvernements de l'Union européenne agissent comme si ce qu'ils appellent une crise – qui est une situation du monde –, comme si ça allait finir... Alors que ce qu'on discute dans l'école depuis plusieurs semaines, c'est que les gens qui sont là témoignent d'un changement du monde. Il y a de grands déplacements de populations partout dans le monde : des gens qui viennent à cause de la guerre, de la pauvreté, du travail... et ça, c'est l'état nouveau du monde. Ce qu'on réfléchit entre nous, c'est comment y répondre correctement, avec justice, parce que ça va durer. Vous êtes les premiers arrivants. Hier vous avez dit : « nous voulons préparer les choses pour les autres qui viendront ». Ça me rappelle quand les premiers Africains sont venus en nombre dans les années 60 – 70, comme ouvriers dans toutes les grandes usines, l'attitude par rapport à eux a été la même : l’Etat construisait des foyers avec l'idée que ces gens étaient provisoires, alors qu'ensuite ils ont fait toute leur vie ici. Et donc il fallait dès le début traiter ces ouvriers comme faisant entièrement partie de la situation.

Ce qu'on réfléchit, c'est comment faire basculer les idées sur la situation pour trouver une solution qui soit bonne pour tous ici. On a pensé que le premier problème ce n'est pas le papier, mais l'autorisation de travail. Avec ça « on peut sortir le matin et tenter sa chance » - ça ne résout pas tout de suite le problème du travail ou des papiers, mais ça donne un autre rapport à la situation. Tu n'es pas obligé de te cacher. Tu peux dire « je suis là et j'ai besoin de travailler ». C'est le chemin qu'on cherche à poser. »

« Moi aussi, j'accuse la France. Je trouve que la France n'a pas de connaissance de nous, les Africains. Nous, les Africains de l'Ouest, on espère qu'on vient ici comme chez nous, pas comme des étrangers. Quand on arrive ici, on voit un autre visage que montre la France. Pourquoi, quand on vient ici en France, on est comme ça, on n’a pas de travail, on n’a même pas ce qu'on va manger demain matin ?

Retourner en Afrique, ce n'est pas la solution.

Tout à l'heure j'étais à la commission de la demande d'asile, à l'OFPRA, ils donnent le papier aux Syriens... Moi mon pays, la Côte d’Ivoire était aussi en guerre, durant 10 ans, la France était dedans. Pourquoi, nous, on ne nous donne pas ?

Le Mali, c'est la même chose. Mais pourquoi, nous, on nous laisse ? Il faut que la France voie : ils vont investir en Afrique, ils ont des grands projets là-bas, mais c’est des projets privés. Ils font des écoles, mais si tu n'as pas d'argent tu ne peux pas t'inscrire dans une grande école... !

Alors nous, on doit partir par la Libye. Quand on arrive ici, c'est double problème : on n’est pas avec la famille, nos mamans, nos femmes, on est seuls, la France doit réfléchir à ça. »

« Tu arrives en France, tu espères au moins gagner ta vie. On demande juste un papier de travailler, on participe au développement de la France, on paye les taxes, quand on prend le métro, le train, le bus.

Mais quand tu arrives, tu dors dehors, tu ne manges pas, tu vois des malades qui ne savent même pas où aller. C'est pas un plaisir pour chacun de s'asseoir chez quelqu'un. Un Français qui se déplace chez moi, on le respecte, parce qu'on parle la même langue, mais quand tu arrives en France c'est le contraire : on passe la journée là. Du matin au soir c'est la même chose. Quand tu rentres à la maison, tu ne sais pas ce que tu vas faire demain. C'est pas une vie, là. »

« Chacun a une situation qui va le pousser pour quitter au pays et venir en France. Les uns sont là à cause de l'insécurité politique, d'autres à cause de la pauvreté, d'autres ont fui leur pays cause de la guerre, l'esclavage, l'illégalité, tout… Moi ce que je vois, il y a certains, ils préfèrent mourir en France que de retourner au pays. Moi, c'est tout ce que je vois.

Quelqu'un qui pense à tout ça, il ne doit pas regarder aujourd'hui, il doit regarder demain. La France est un des premiers pays d'accueil pour les immigrés, influencé par l'héritage du colonialisme dans le siècle précédent, mais aussi par le recrutement d'ouvriers étrangers et de main-d'œuvre.

Dans les guerres précédentes, il y a eu un grand taux de mortalité en France, raison pour laquelle ils ont quitté en France pour l'Afrique et ramener des enfants, des femmes, des hommes. Mais c'est qui, ces gens qu’ils sont venus chercher ? C'est nos ancêtres.

Ils ont travaillé, ils ont poussé la France jusqu'à ce qu’elle se développe, et nous on est venus derrière, et là on est dans la merde.

 Il ne faut pas qu'ils oublient ça, on connaît beaucoup de choses, on connaît leur histoire, il ne faut pas qu'ils oublient. Il faut qu’on puisse réunir des solutions, des idées. Il n'est pas question de retourner au pays. »

« On peut retourner dans des conditions, mais pas simplement comme ça. Là où tu as quitté, tu as laissé la merde et ici tu trouves la merde... il y a la merde d'un côté et la merde de l'autre... alors c'est mieux de chercher juste une solution.

A la police, ils font des papiers pour toi, ils te disent : « voilà 2000 euros, tu rentres chez toi, Mali, Côte d’Ivoire... » Ça décourage. 

Les gens qui veulent vraiment retourner au pays, on peut avoir des idées sur ça, mais en retournant au pays, tu vois l'état de la pauvreté... Plus que de financer quelque somme d'argent, il faut que tu puisses travailler. Si tu reviens aujourd'hui dans la famille, c'est catastrophe. »

« Je vais témoigner sur certaines gens que j'ai vus rentrer, qui ont décidé de rentrer. Si moi je décide aujourd'hui de rentrer au pays, je vais déclarer à la préfecture. On me donne de l'argent ou du matériel avec quoi je vais travailler chez moi. Je signe et après je rentre chez moi. C'est-à-dire, ceux qui décident de rentrer, il suffit d'aller à la préfecture et de demander le retour au pays. On te donne un laissez-passer et une petite somme (2500 euros) pour rentrer chez toi avec quelque matériel pour travailler là-bas. On nous chasse du pays en nous donnant l'argent.

Je témoigne, parce que j'ai vu pas mal de gens qui sont partis et qui ont demandé cette aide pour rentrer. J'ai entendu beaucoup, mais je n'étais pas sûr, jusqu'à ce que ça se passe avec un ami qui en a eu marre. Il n’avait pas les papiers, on lui a donné 2500 euros et un peu de matériel. Finalement, le mec est retourné. Il a dit : « ça fait 4 ans que je suis en France je n'ai jamais travaillé, il y a ma femme, mes enfants qui m’attendent. Je suis venu pour travailler et finalement je n'ai pas de travail pendant 4 ans... »  Il a décidé de rentrer avec cette aide de 2500 euros, qui ne vaut rien. »

« A partir de tout ce que vous dites, c’est clair : on doit considérer que tous les gens qui sont là sont avec nous, ils font partie de la situation et on ne peut pas continuer sans qu'on trouve des solutions justes pour tous. On comprend aussi que c'est une question qui remonte loin dans l'histoire, avec la colonisation, avec les longs rapports compliqués entre la France et vos pays, et tout ça fait partie des rapports nouveaux qu’on veut construire ensemble. »

DÉCLARATION DU 02 FÉVRIER 2018

Tu es tranquille dans ta tête si tu sais que tu peux aller travailler sans être chassé par la police. Tu rends aussi service. C'est gagnant-gagnant.

Plein d’entre nous ont un métier. Certains arrivent aussi avec des diplômes, de philosophie, d’ingénieurs. D’autres sont de bons mécaniciens. Ils se débrouillent dans la mécanique de rue, la mécanique sauvage. Sans diplômes, mais ils connaissent bien le métier.

D’ailleurs, une même personne est capable de faire beaucoup de métiers. Certains ont déjà plusieurs métiers dans les mains. Beaucoup ont appris, ou peuvent apprendre, sur le tas.

Tu rentres partout pour chercher le travail. On te demande : qu’est-ce qui t’autorise à travailler ? Même quelqu’un de très bien formé, on ne le garde pas à cause du contrôle sur les papiers. On lui dit : Essaie de te défendre ailleurs…

Alors, on fait la mécanique sauvage. Ce sont de nouveaux lieux. Même des Français viennent chez nous. Faire réparer leur voiture. Il ne s’agit pas de faire tomber les garages, on n’est pas dans la concurrence avec eux. Mais si on te fait un devis 3 ou 4 fois plus cher que la voiture, les gens préfèrent venir nous trouver dans la rue. On rend service. On peut aussi former les gens.

Pourquoi la rue ne pourrait pas être un nouveau lieu de travail ? Tu es tranquille dans ta tête, si tu sais que tu peux aller travailler sans que la police te chasse. Tu rends aussi un service. C’est gagnant-gagnant.

Il suffirait d’un peu d’organisation dans une commune. Il faut avoir l’esprit de créativité. Si on peut aller trouver un responsable de la ville, de la commune, on lui explique : « Voici ce qui se passe, par notre travail on rend service aux plus pauvres. C’est mieux pour tout le monde qu’il y ait des petits métiers de rue, plutôt que le trafic ou le vol. »