Chacun, chacune arrive dans l’Ecole, en étant déjà adulte, en ayant traversé toutes sortes d’épreuves et de pays, toutes sortes de langues aussi, et beaucoup n’ont jamais été à l’école dans leur enfance. En outre, dans le cas des langues africaines en particulier, l’apprentissage du français se fait sans aucun rapport avec la langue natale, faute de dictionnaires et de méthodes bilingues. Les gens sont donc censés apprendre le français à partir du seul français, et oralement pour l’essentiel - situation redoutable, sans va-et-vient avec la langue qui leur est familière.
Devant cette diversité, il nous est apparu vite impossible et vain d’appliquer une seule et unique méthode. Nous découvrions peu à peu que le problème n’était pas tant notre méthode que notre capacité à comprendre comment chaque personne apprenait. Autrement dit, il fallait porter attention avant tout à ce qui opérait pour chacun et chacune, et ce qui faisait obstacle, de façon chaque fois singulière, découvrir ainsi sa méthode, non la nôtre. Il arrive que le poids des soucis pesant sur tel ou telle empêche toute concentration pour apprendre, c’est alors seulement quand la parole se lève sur la nature de ces soucis que l’apprentissage peut vraiment commencer. Certains, certaines sont aussi parfois trop habiles au maniement du smartphone, et savent rapidement accéder à une transposition orale sur leur machine, effaçant ainsi qu’ils et elles ne savent pas lire. La démarche de lire vraiment est pénible, comme une régression, la lenteur de l’apprentissage leur paraît un handicap. Ils et elles devinent des mots, les mémorisent globalement. Pour progresser, il faut alors trouver le moyen de les amener à construire par soustractions et recoupements, additions. Ces obstacles surmontés, la chance et la fierté de pouvoir étudier, quel que soit son âge, l’emportent.
Il y a de très grandes inégalités au départ, aussi bien dans la rapidité et la mémorisation, que dans l’habileté ou au contraire la crispation des mains qui écrivent. Ces inégalités doivent pouvoir fonctionner comme un facteur d’émulation réciproque, non selon des rapports de supériorité et d’infériorité. Nous avons constaté très vite que celles ceux qui n’avaient jamais été à l’école tenaient beaucoup à écrire dès le début, dès le moment où ils commençaient à lire les lettres de l’alphabet, et que reporter l’écrit à plus tard était vécu comme une humiliation.
C’est pourquoi nous avons d’emblée évité la constitution de groupes par « niveaux » - même si une première étape est nécessairement de se familiariser avec les lettres de l’alphabet et leurs conjonctions. Nous avons nommé les groupes selon les désirs de chacun et de chacune : le groupe des Débrouillards (celles et ceux qui ont à se débrouiller avec les lettres), le groupe des Mains trop rapides (celles et ceux qui, pour des raisons diverses, ont du mal avec l’écriture), le groupe des Écrivains (celles et ceux qui savent déjà un peu lire et écrire et veulent apprendre à écrire des textes), le groupe des Lecteurs (celles et ceux qui ont le désir de lire et de travailler à partir de vrais textes). Il a fallu ajouter un groupe imprévu, celui des Anglophones, réunissant les personnes qui doivent passer par l’anglais pour accéder au français – ce qui est le cas de beaucoup de gens venus du Bangladesh ou de l’Inde – lesquels en revanche ont souvent une bonne formation scolaire de base dans leur propre langue et en anglais.
La règle dans chaque groupe est aussi d’enquêter sur ce que les participantes et participants veulent apprendre, ce dont ils ont besoin. Le français est travaillé à partir de situations concrètes : comment parler quand on cherche du travail, comment prendre rendez-vous avec un médecin ou un dentiste par téléphone, comment s’entretenir avec l’enseignant·e de son enfant, comment expliquer où on a mal, comment suivre son chemin dans le métro avec un plan etc. On peut aussi écrire et jouer des dialogues, avec une part d’improvisation, pour privilégier l’aspect conversation, discussion entre les participants. Car dans un groupe les gens se connaissent, se parlent, se questionnent, discutent ensemble, cela avance considérablement le travail – les gens apprennent réellement entre eux, établissent des corrélations entre des situations, dans ces domaines ou dans leurs métiers.
Apprendre une langue, c’est aussi comprendre où on est, où on vit, et la situation qui vous y est faite. Ou encore : c’est l’intelligence politique de la situation dans laquelle vous vivez qui vous donne accès à ce que vous avez besoin de connaître de la langue qui vous entoure.