Il ne suffit pas, pour qu’émergent les nouvelles hypothèses et pensées dont nous avons besoin, que certains aillent à l’école et fassent de grandes études. Il faut aussi que des chercheurs instruits se proposent de se mettre à l’école de la vie et de la pensée des gens. Nous suivons en cela la remarquable proposition d’un vieil ami ouvrier malien, montrant d’un coup à tous, le chemin à suivre : « Celui qui a lu tous les livres, et celui qui a voyagé cent pays, ceux-là peuvent se rencontrer et travailler ensemble ».
L’Ecole des Actes réunit aussi bien des gens qui ont une longue et solide formation intellectuelle ou qui y aspirent – y compris parmi celles et ceux qui arrivent de loin - que des gens qui n’ont fait aucune étude et n’ont même souvent jamais fréquenté une école de leur vie et qui recèlent pourtant dans leur expérience du réel de puissantes intuitions conductrices quant à la manière dont doivent être réexaminées tout un ensemble de questions de la vie collective.
Les vrais problèmes de pensée du contemporain sont toujours enracinés dans un principe de désintéressement. Le seul intérêt que sert la recherche est alors l’intérêt de tous, et son travail constitue en ce sens un point d’appui possible, une ressource disponible pour tout ce qui travaille sérieusement à l’émancipation du genre humain. Le contemporain est à ce titre un universel présent, on pourrait dire qu’il s’agit du contemporain comme principe, et tout travail intellectuel doit avoir, pour ne pas être mort-né, ou pour ne pas se réduire au pur statut de technique savante spécialisée, le sens de l’universel présent.
En quoi consiste-t-il ? Précisément, tout du moins pour ce qui concerne les intellectualités générales qui croisent dans leur champ les questions de la politique, en la rencontre prolongée, dans une figure de travail commun et d’intellectualité partagée, avec « les gens qui ont voyagé cent pays », ou plus généralement les populations qui, par la façon dont sont mises en péril les lois de leur existence, sont directement aux prises avec la violence intrinsèque du réel de ce monde.
Toute intellectualité générale se fonde au croisement d’un problème nouveau enraciné dans le contemporain (problème qui n’est évidemment pas nécessairement de nature politique), faisant ainsi figure d’enjeu universel d’époque, et d’un ensemble d’inventions et de découvertes exigé par la confrontation avec l’inconnu nouveau, et qui ne saurait être investigué à l’aide des seuls opérateurs d’intellectualité déjà disponibles.
La force de l’Ecole des Actes, c’est de constituer un « intellectuel collectif », c’est-à-dire un lieu où intellectuels, étudiants, artistes, ouvriers, travailleurs manuels, hommes, femmes, jeunes, vieux, sont à égalité, en ce sens qu’ils détiennent chacun une part de l’intellectualité commune à fonder. Une telle intellectualité, réunissant dans une même figure partagée ce qu’on pourrait appeler les deux grands pôles où se réalise depuis toujours la condition humaine dans sa radicalité, nous paraît pouvoir constituer aujourd’hui une ressource nouvelle et forte pour l’action collective.
D’une part chacun apporte aux autres des connaissances qu’ils n’ont pas : il s’agit de se nourrir à la fois des plus hautes spéculations dont l’histoire de la pensée humaine s’est rendue capable, et de la pensée qui s’enracine dans les plus profondes expériences du réel du monde contemporain.
D’autre part, de cette réunion peut naître une intellectualité nouvelle, car il ne s’agit pas seulement d’additionner des savoirs : de cette rencontre, de ce travail en commun émergent, et c’est là la force de ce lieu, de nouvelles connaissances, de nouvelles propositions, qui ne préexistent pas à cette rencontre, et qui ne pourraient pas exister sans cette réunion.