Intervention du 14 mai 2025 au Colloque ACEDLE à Toulouse intitulé « PAAS »« Pratiques artistiques et approches sensibles en didactique des langues-cultures / Contextes & appropriations »
Je voudrais remercier d’abord les organisateurs et organisatrices du colloque qui ont estimé que l’Ecole des Actes pouvait apporter, à partir de sa pratique et de ses hypothèses de travail, une contribution aux questions travaillées ici autour des « pratiques artistiques et des approches sensibles en didactique des langues-cultures ».
Les ateliers de français sont une partie importante du travail de l’Ecole des Actes depuis que cette école a été créée en 2016 à Aubervilliers. Car un des plus grands besoins pour celles et ceux qui arrivent est d’apprendre à parler la langue du pays. Avec les assemblées, ces ateliers constituent le noyau et le quotidien du travail de l’école.
L’apprentissage d’une langue est toujours aussi l’apprentissage d’une situation complexe, on ne peut pas le traiter comme un apprentissage « technique » de règles et de vocabulaire, car c’est bien plus que cela, tout particulièrement en situation d’émigration et d’installation prolongée dans un nouveau pays, pas nécessairement choisi. Nous pensons qu’il faut prendre tout à fait au sérieux le rôle des approches sensibles dans cet apprentissage. Il faut compter au premier rang de ce qui agit sur la sensibilité la façon dont sont reçus en France aujourd’hui les immigrants du fait du cadre législatif spécifique à leur endroit. Le Code de l'Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d'Asile (CESEDA) ne propose aujourd'hui guère que des Admissions Exceptionnelles au Séjour (AES), de sorte que ce qui a lieu pour celles et ceux qui arrivent ici - en particulier venant d’un pays non européen -, c’est souvent l’imposition d’un autre destin, d’une autre existence, au cours de laquelle les années passent, la jeunesse se passe, et il n’est pas facile d’accepter ce déplacement forcé, et il est souvent douloureux de trouver comment faire avec.
Ainsi, un exemple parmi d’autres, l’un des participants de l’Ecole qui était chanteur dans son pays souffre de ne pas pouvoir depuis 7 ans faire un métier artistique ici, où les seuls travaux accessibles quand on arrive et qu’on ne parvient pas à obtenir un titre de séjour autorisant au travail sont « les travaux de force et de poussière », tels que la manutention, les travaux publics, le bâtiment, la restauration, le nettoyage, la livraison etc… Quand ce jeune homme a commencé à faire du théâtre dans le cadre de l’Ecole des Actes, il a pu supporter plus facilement le fait qu’il doive pour le moment faire un métier qui n'est pas son choix pour vivre.
De manière plus générale, pour un adulte qui n’est jamais allé à l’école ou très peu – ce qui est le cas de beaucoup de personnes qui arrivent d’Afrique - maîtriser une langue étrangère, plus ou moins familière au départ, suppose un rythme d’apprentissage très soutenu et sur le long terme, ce qui n’est pas possible pour des personnes qui ont sans cesse des problèmes administratifs de papiers, de logement, et qui font des travaux durs comme le ménage et le bâtiment, qui les fatiguent jusqu’à abîmer les corps.
Ajoutons que le découragement vient très vite pour des adultes jamais ou peu scolarisés. C’est pourquoi le principe d’accueil doit, à notre sens, être inconditionnel et tous les obstacles potentiels levés d’emblée. Aussi l’Ecole des Actes est-elle entièrement gratuite pour ses participants (pour s’inscrire il est demandé 2 euros pour fabriquer la carte de membre, 2 photos et la copie d’une pièce d’identité). L’Ecole est ouverte tous les après-midis du lundi au dimanche. [Les informations qui suivent ont été mises à jour à la rentrée 2025-26.] Le lundi est l’un des deux jours où se tient l’atelier de couture de l’Ecole, le second étant le mardi. Les mardis, jeudis et samedis les ateliers de français sont précédés ou suivis d’un temps d’accueil et de présentation de l’école avec discussion du programme que souhaitent suivre les inscrits, et d’un temps d’aide administrative collective pour apprendre à déchiffrer les courriers reçus ou à effectuer telle ou telle démarche essentielle. Les mercredis après-midis sont réservés à des visites collectives (musées, villes, monuments, cinéma...). Les vendredis après-midis se tiennent les rendez-vous individuels autour des dossiers liés aux papiers ou au travail ou autres problèmes administratifs divers (AME, impôts, CAF etc.). Les assemblées ont lieu les samedis ou dimanches après-midis. Dans les ateliers de français, chacun vient quand il peut et à l’heure où il le peut. Les femmes viennent avec leurs enfants, même bébés. Notre idée est que l’Ecole doit s’adapter aux besoins de ses participants, non l’inverse.
Au fil de ses 9 années d’existence, l’hypothèse de l’Ecole des Actes s’est vérifiée que, pour apprendre une langue, il faut pouvoir se raconter dans cette langue. C’est-à-dire pouvoir y dire quelque chose de sa vie, de son histoire. Il faut y avoir une place, car la langue et le langage sont quelque chose de social. Si on parle, c’est pour s’adresser à quelqu’un et pour avoir une réponse.
Nous avons constaté que beaucoup de cours de FLE sont à cet égard insuffisants et surtout très peu adaptés. Ce sont des cours qui ne tiennent pas compte de qui sont les gens qui arrivent en France dans des conditions très difficiles, ni de leur vie réelle. Quand une leçon est centrée autour « des vacances » ou « des loisirs », elle est adaptée pour un touriste ou un étudiant européen qui souhaite séjourner en France. Mais elle ajoute à la difficulté d’apprendre pour celles et ceux qui, accablés par des soucis dans leur quotidien, ne peuvent pas s’y reconnaître. Pour quelqu’un qui est obligé de travailler non déclaré, il n’y a souvent pas même de weekend libre - alors des vacances ?? Comment quelqu’un peut-il apprendre si déjà d’emblée il se dit que « ce dont ça parle, ce n’est pas pour moi » ?
Or à quoi ont affaire constamment dans leur vie quotidienne ces personnes ? A des manifestations diverses, mais régulièrement peu aimables, d’une incompréhension de ce qu’elles disent ou cherchent à dire. Dans les administrations, ce qui prédomine chez la plupart des employés, c’est au mieux l’agacement devant ces difficultés de communication, au pire le mépris. En outre, à l’exception des personnes qui viennent d’un pays anglophone (Bangladesh, ou Nigeria par exemple), il n’y a même pas de recours possible à une langue tiers, médiatrice.
A titre de parenthèse mais aussi de proposition sérieuse qui pourrait intéresser l’enseignement en FLE, nous devrions réfléchir à de tout autres principes d’accueil. Pourquoi, par exemple, les employés des préfectures et d’administrations telles que la Sécurité sociale, les Caisses d’Allocations familiales, ou France Travail, ne seraient-ils pas formés à une connaissance minimale des langues africaines les plus courantes ici (le bambara, qui est une sorte d’anglais de l’Afrique de l’Ouest, le soninké, le peulh…), mais aussi bien de l’arabe et de quelques autres langues nécessaires à leur fonction ? Les grands musées se donnent la peine d’avoir des employés formés aux langues de leurs visiteurs, pourquoi pas ces administrations dont le public est lui aussi multinational ? Ce serait autrement accueillant, et un salutaire apprentissage d’humilité face aux difficultés de parler une langue qui n’est pas celle dans laquelle on a grandi.
C’est ce que nous pratiquons pour notre part dans l’Ecole, à notre échelle, en y instaurant l’écoute et la traduction de toutes les langues présentes dans une assemblée, traductions faites à voix haute pour tous, et non pas par des spécialistes mais par les participants eux-mêmes et sous leur contrôle collectif. Et aussi en instaurant régulièrement un va et vient entre le français et les langues d’origine, par exemple quand un mot français ou une structure grammaticale apparaissent comme difficiles à comprendre, voire sans équivalent exact dans une autre des langues parlées dans l’Ecole. Il est essentiel de casser le monolinguisme du français, y compris quand on l’enseigne. La pluralité des langues doit être manifeste et présente comme une possibilité et une richesse. Chacun peut ainsi se familiariser avec des langues qu’il ne parle pas et avec leur diversité et difficultés intrinsèques.
Pour des personnes à qui est dénié un droit de travailler déclarées, un droit de se soigner correctement, un droit à un logement décent - dont toute la vie finalement se trouve ainsi non comptée dans un pays où elles vivent pourtant des années et des années, apprendre la langue de ce pays, cela va être quoi ? Il faudra déjà comprendre cette situation et la non-place qui vous y est faite, et puis enfin trouver comment s’autoriser à dire quelque chose de tout cela. Que révèlent en effet le mutisme, la difficulté persistante à s’exprimer en français, ou encore le fait de parler trop vite en avalant ses mots ? L’enfermement dans un impossible désir d’entendre et de répondre en hâte, sous la pression redoutée du jugement des autres. Français Langue Étrangère, oui : langue que nous rendons souvent étrangère aux étrangers.
Aussi toujours partir de l’expérience concrète - du métier exercé, de la recherche du travail, de la situation quant aux papiers ou quant à la famille - est un chemin nécessaire pour casser cette hâte. A la condition que les questions posées soient de vraies questions. Je veux dire par là : des questions dont nous-mêmes, qui les posons, n’avons pas la réponse. Parce que nous sommes à l’école de ces personnes et parce que l’échange d’expérience avec elles, et entre tous les participants, est crucial. Celui ou celle qui apprend est ainsi à son tour un ou une qui enseigne : des mots techniques, ceux du métier, mais aussi les lieux où se passent l’embauche, le travail, comment sont reçus les dossiers et les personnes à l’OFPRA ou dans les préfectures, les problèmes rencontrés pour se soigner, parfois les récits des parcours si difficiles auxquels les a contraints la non délivrance de visas et donc le barrage des routes officielles, la vie aussi et les pays qu’ils ont quittés...
En travaillant ainsi, pour beaucoup de ses participants, l’Ecole des Actes a l’effet de leur restituer une confiance en eux-mêmes et de créer de nouvelles capacités. Grâce à des ateliers de français menés à partir de leur vie réelle, bien plus qu’à partir de la langue française (si je veux résumer un peu abruptement). Mais aussi à partir de leur possible participation à de multiples apprentissages autres : la discussion collective en assemblées sur la situation du pays dans lequel nous vivons tous ensemble, le théâtre à partir de sujets écrits avec les participants, les leçons de médecine sur le corps et les maladies, le travail d’échange et de création mené avec des artistes...
Née en collaboration avec un théâtre – le Théâtre de la Commune à Aubervilliers -, l’Ecole a dès le début pensé le théâtre comme ouvrant à des capacités nouvelles pour toutes et tous les participants. Mais il est essentiel de préciser qu’il ne s’agissait pas de faire entrer ces personnes dans le moule d’un théâtre préfabriqué, mais de travailler à séparer la parole en public de la honte, à séparer la parole de la peur, tout en s’inspirant des expériences et désirs des apprenants. Etre, là encore, à leur école a permis d’inventer avec eux des formes de théâtre nouvelles, orientées par leur choix de la comédie et de la fantaisie qui aident mieux à porter la dureté des vies. Une troupe est née de ce travail : la TAN, Troupe des Acteurs Nouveaux, ainsi que l’écriture collective de pièces nouvelles.
De même les collaborations avec des artistes, par exemple avec les gens d’Uterpan, a toujours débouché sur des créations véritables des participants eux-mêmes : c’est la condition sine qua non du sérieux de ces projets.
Mesurons aussi que les participants parlent souvent bien plus de langues que nous-mêmes, mais que ce sont des langues qui n’ont été apprises qu’à l’oral. Ceci représente une autre difficulté quand il faut envisager d’apprendre en même temps à écrire la langue nouvelle. Et pourtant la demande est d’apprendre à la fois à parler, lire et écrire - ne pas inclure d’emblée l’apprentissage de l’écrit est perçu comme une humiliation. Dans ces conditions, il est important de prêter attention d’emblée au fait que tout ce qui peut nous sembler aller de soi résulte en réalité de très longs apprentissages scolaires – comme identifier ce que sont une lettre, une syllabe, un mot, une majuscule, une minuscule. L’usage d’un cahier ne va pas de soi. Qu’on écrive sur la page de gauche à droite ne va pas de soi. Qu’on écrive « sur une ligne » non plus. Ni qu’il faille mettre des espaces entre les différents mots. Rien de tout cela ne va de soi, et cela fait partie des obstacles sensibles, dont il faut tenir avec délicatesse le plus grand compte dès le départ.
Nous avons très vite identifié que le bon ordre dans l’apprentissage était l’oreille, la bouche, la main : l’oreille qui écoute, la bouche qui répète, la main qui écrit. Et cela exige une approche qui engage le corps tout entier, non seulement la voix qui parle, mais les gestes qui signifient et les mains qui écrivent. Avec de grandes inégalités au départ, car il y a des oreilles plus musiciennes, des mains plus agiles, des bouches plus audacieuses. Aussi n’y a-t-il aucune méthode générale possible : ce à quoi il faut être attentif, c’est à comment chacun et chacune apprend. On demandera toujours : « Qu’est-ce que tu as compris ? » qui permet de raconter avec ses mots, et non pas « Est-ce que tu as compris ? », auquel cas la réponse peut être oui, par peur d’un jugement, et n’apporte rien à l’échange.
De même dans l’apprentissage de la lecture, le plus difficile n’est pas le déchiffrage, le saut véritable est celui qui se produit quand on passe du déchiffrage à la compréhension de ce qui a été déchiffré, et à sa mémorisation. Ce qui suppose de redire avec ses propres mots ce qu’on a lu. Une aide possible, qu’il nous arrive de mettre en œuvre, est de « jouer » ce qui a été lu, afin de vérifier et d’inscrire matériellement sa signification.
Dans l’Ecole des Actes viennent aussi apprendre (ou plutôt compléter leur apprentissage du français) des personnes, des femmes en particulier, qui ont achevé leurs années de travail, souvent prématurément en raison d’accidents ou de maladies liés à ce travail. Il arrive que ces personnes qui, en réalité, parlent tout à fait bien le français, continuent à objecter qu’elles ne le parlent pas assez bien, par exemple quand elles doivent avoir affaire à une administration, ou un avocat, ou une situation aux Prudhommes. Ce n’est pas seulement qu’elles savent qu’on peut leur retourner une pseudo incompréhension méprisante, c’est aussi que la maîtrise complète d’une langue inclut la maîtrise de codes et de langages spéciaux (celui du droit et des administrations, par exemple) que les barrières sociales ne rendent pas toujours accessibles. D’où l’importance, là encore, de « jouer ensemble » ces situations : comment se présenter pour un travail, comment appeler l’hôpital pour un rendez-vous, la Sécurité sociale pour sa carte d’AME, comment se défendre devant un patron, répondre dans un contrôle de police…
Je voudrais pour finir souligner que la loi du 26 janvier 2024 pèse désormais lourdement sur les apprentissages linguistiques. Vous savez sans doute qu’il faut pouvoir produire un diplôme de niveau A2 pour pouvoir obtenir une carte pluriannuelle, un diplôme de niveau B1 pour obtenir une carte de résident de 10 ans, et enfin un diplôme de niveau B2 pour obtenir la nationalité française. Des chercheurs et enseignants de FLE ont déjà dénoncé le caractère fallacieux et contre-productif de ces exigences.
L’apprentissage du français est parfois d’une difficulté extrême et suppose un énorme travail que, souvent, à cause de méthodes inadaptées et d’idées préconçues, personne ne fait comme il faudrait avec les gens concernés. Par ailleurs, pour pouvoir apprendre dans de bonnes conditions il faut déjà avoir la tête tranquille. Un des participants qui vient à l’Ecole des Actes depuis 2016 dit à ce propos : « Même si on ne parle pas très bien le français, on travaille, et c’est cela qui devrait être pris en compte et respecté ».
Dans une pareille situation, alors que beaucoup d’étudiants de FLE envisagent leur formation comme ouvrant à d’aimables sinécures – apprendre le français à des gens comme soi, qui viendront faire les touristes en Europe – nous voudrions insister sur la nécessité criante de créer ici-même des lieux nouveaux d’intellectualité populaire autour de l’enseignement du français, et sur la beauté et la joie qui émanent de tels lieux quand ils existent. Ces étudiants, comme les enseignants de français langue étrangère, pourraient, nous semble-t-il, considérer comme une offense l’asservissement de leur discipline à des tâches de sélection qui ont pour objectif de refuser de régulariser la situation administrative de personnes qui vivent et travaillent pourtant parmi nous, mais sans aucun des droits qui sont les nôtres. Nous devrions opposer à ces exigences d’un autre temps une confiance complète non seulement dans le désir des immigrants d’apprendre notre langue, mais aussi dans la beauté des apports au français des étrangers qui (tout en l’apprenant) le font vivre, nous le révèlent par leurs fautes mêmes, et l’enrichissent parfois magnifiquement. On pourrait en donner de nombreux exemples.
Nous avons découvert récemment un nouveau mot MINEBAR ou MINIBAR qui a un jour été utilisé par un des participants dans un tout autre contexte que celui qu’il doit vous évoquer. Il s’en est suivi un long moment de recherche collective autour de ce mot qu’on ne comprenait pas. Finalement, il s’agit d’un équivalent du mot “manœuvre”. Mais l’histoire de ce mot « MINEBAR » ne se résume pas à une manière singulière de prononcer le mot français « manœuvre ». Les participants insistent sur le fait que ce mot est utilisé, dans leur pays, pour parler plus généralement des ouvriers. Cela semble donc être un mot forgé, inventé à partir peut-être de différents mots, de langues différentes, et de prononciations différentes, mais qui est devenu avec le temps un mot à part entière.
De même, une femme voulant souligner son handicap principal en français parlait de ses difficultés de « prononcement », donnant ainsi à l’idée de prononciation une forme plus forte.
Dans un tout autre registre : nous parlons souvent d’avoir du courage, nous parlons aussi d’encourager un tel ou un tel, mais un ami malien a inventé pour sa part un nouveau verbe intransitif : COURAGER, il faut courager, nous a-t-il dit. Nous faisant ainsi cadeau d’un néologisme plus vaillant que tous nos courages, un peu usés.
Notre conviction est qu’il est bon et très nécessaire que le savoir universitaire ne se nourrisse pas seulement à la source des livres, mais aussi à la source d’expériences engagées dans un réel contemporain parfois largement inconnu ou méconnu, et de ce fait déroutant. Cette intervention et la discussion qu’elle ouvrira, nous l’espérons, sont là pour y contribuer.
Judith Balso – pour l’Ecole des Actes – Aubervilliers 93